Long-termisme et transhumanisme

Le transhumanisme est-il nécessairement un long-termisme ?

Publié le 29 octobre 2022, par dans « transhumanisme »

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Le 22 mai 2022, Thibault Prévost écrivait un long papier technocritique sur le site d’Arrêts sur Images : «Long-termisme» : les milliardaires remplacent la charité par le transhumanisme.

L’auteur s’y faisait l’écho d’un débat en vogue dans la tech américaine : le long-termisme techno-optimiste est-il en train d’asphyxier nos sociétés basées sur l’empathie et l’altruisme ? Plus globalement, le transhumanisme est-il l’alibi d’un refus des privilégiés de participer à l’effort de solidarité qui fonde la majorité des sociétés civilisées ?

Selon lui, le long-termisme serait un développement paroxystique et dévoyé du concept d’ »altruisme efficace », popularisé il y a une dizaine d’années chez les hauts revenus, diplômés, aux Etats-Unis et en Europe. L’altruisme efficace vise à optimiser les bienfaits des transferts monétaires de solidarité en se détachant de l’émotion ou de l’empathie, jugées trompeuses. La filiation de l’altruisme efficace avec le système philanthropique américain est évidente : un exemple souvent cité serait le parcours de Bill Gates, impitoyable en affaires (voire malhonnête) pendant toute sa vie, et consacrant toute sa fortune ensuite à des projets dont l’impact en termes de «vies humains sauvées» serait savamment calculé. 

Plus prosaïquement, les altruistes efficaces sont prêts à accepter des carrières professionnelles en contradiction avec leurs valeurs (écologie, progrès social) dans l’idée d’amasser beaucoup d’argent et de le dépenser judicieusement (ONG, projets caritatifs…) pour maximiser leur action sur le monde.

McAskill, théoricien de l’altruisme efficace, utilise l’image très maladroite d’Oskar Schindler : en collaborant avec le régime nazi, l’industriel aurait sauvé des milliers de juifs embauchés dans ses usines de munitions. On touche là aux limites du concept : comment savoir si les munitions nazies n’ont pas contribué à prolonger la durée du IIIe Reich, et annulé la somme des vies sauvées par Schindler ? Plus globalement, comment estimer de manière fiable l’impact réel de telle ou telle action à grande échelle ? [1]

On pourrait critiquer plus longuement les «altruistes efficaces», leur élitisme et leurs certitudes, mais ce serait oublier que nos États sociaux-démocrates modernes sont fondés sur un schéma similaire : nous payons des impôts qui doivent éviter le recours traditionnel à la charité, au don bénévole «de proximité». Là où l’article d’Arrêts sur Images vise juste, c’est que nous sommes tous plus ou moins devenus des «altruistes efficaces» : l’impôt court-circuite notre «empathie naturelle» qui nous ferait donner de l’argent aux nécessiteux (apparents) rencontrés sur notre chemin. Dans les sociétés sans Etat redistributeur, la charité bénévole est bien plus répandue (c’est l’un des “piliers de l’Islam”, par exemple).

On pourrait dire ici qu’il y a un altruisme efficace de gauche, confiant en l’État (et en ses choix a priori démocratiques), et un altruisme efficace de droite, confiant dans les choix de ceux qui ont accumulé du capital et dans la concurrence des projets redistributifs.

Le long-termisme découle de cette volonté de «calculer froidement» les bénéfices humains. Là encore, nous sommes tous plus ou moins long-termistes, c’est même l’une des bases de notre éducation d’adultes : apprendre à différer les récompenses immédiates en faveur de récompenses, plus importantes, de long terme. Nous mettons de l’argent de côté, investissons, réfrénons nos envies immédiates pour des bénéfices anticipés plus lointains.

Appliqué au transhumanisme, le long-termisme, assez présent dans le monde de l’IA, table sur le côté exponentiel du progrès scientifique et technique. Le long-termisme techno-optimiste est un accélérationnisme : il consent à des dégâts certains et provisoires pour arriver plus vite à une situation favorable dans un avenir hypothétique.

L’accélérationnisme se retrouve dans de nombreux mouvements politiques dits «de rupture». Ainsi Karl Marx pouvait écrire à propos du libre-échange :

« Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. »

Les accélérationnistes, long-termistes et altruistes efficaces sont donc unis par leur acceptation paradoxale d’une situation qu’ils jugent mauvaise «sur le moment» mais porteuse d’une solution radicale, Grand Soir ou Singularité, plus favorable pour tous.

Jeff Bezos a-t-il raison de financer Altos Labs, entreprise coûteuse (plusieurs milliards de dollars) chargée de mitiger ou supprimer le vieillissement biologique, qui coûte aujourd’hui très cher (en vies humaines, mais aussi en dollars) ? Faut-il terraformer Mars pour protéger l’Humanité à long terme, ou irriguer le Sahel pour protéger les populations qui nous sont contemporaines ? La philanthropie ou l’action des Etats doivent-elles être prioritairement dirigées vers les vies humaines d’aujourd’hui (famines, malnutrition, misère sanitaire) ou vers un effort technologique porteur de solutions de grande ampleur ?

Reconnaissons que l’équation est d’autant plus difficile à résoudre que les variables sont nombreuses et les problèmes complexes et intriqués. Néanmoins, ne sous-estimons pas l’efficacité réelle d’investissements technologiques judicieux ; et ne nous servons pas de ceux-ci pour justifier nos manquements à la solidarité planétaire.

Pour conclure, poser le débat en termes binaires est une erreur. Si l’estimation des risques diffère selon les individus et les groupes humains, nous convenons tous qu’il est sage de préparer l’avenir, de parer aux situations urgentes, mais aussi de porter attention à toutes les vies humaines en détresse. Rappelons également que la vie d’un être humain existant “vaut” toujours plus que celle d’un être humain hypothétique, pas encore né. Cette réflexion est centrale dans la logique longévitiste.

[1] On peut toutefois raisonnablement penser que si Schindler avait refusé, il aurait été tué ou déporté et qu’un nazi convaincu aurait pris sa place. L’exemple de McAskill fonctionne dans les cas où l’on pense être remplaçable et que le boycott est 100% inopérant : alors mieux vaut pseudo-collaborer en sabotant autant que possible sa tâche que de laisser la place à quelqu’un de zélé.

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