Notes de lecture : Khaos, la promesse trahie de la modernité.

Khaos : voici tout à la fois un défi et une ressource enthousiasmante pour les transhumanistes.

Publié le 27 décembre 2023, par dans « transhumanisme »

Raphaël Liogier, sociologue et philosophe très favorablement connu de nos colloques1, ouvre ce qu’il désigne comme son œuvre la plus ambitieuse : le projet Khaos. Ce premier volume2 regorge de visions et concept novateurs, renversants, voire révolutionnaires3. Remarquablement écrit pour un livre de philosophie, la cohérence complexe des idées est exposée avec beaucoup de clarté. D’une lecture vive et aisée, hardi mais sans dogmatisme, Khaos explore un champ de réflexions chatoyant.

La modernité : trans et humaniste !

Le geste de la modernité n’est nullement une liquidation de la métaphysique. Il est d’abord une reconnaissance de la transcendance brute : l’Être est toujours aussi une puissance de débordement, d’excès. Liogier la nomme Khaos. Le khaos n’est pas le désordre du chaos mais une puissance ordonnatrice et novatrice : ce qui est n’est jamais seulement pro-grammé (écrit à l’avance). 

Le second aspect de la modernité est la critique de tout dogmatisme :  aucune révélation religieuse, aucun système philosophique, aucun ésotérisme particulier n’est la vérité ultime. Aucun dogme n’épuise l’Être.

Toujours très créatif dans sa relecture des mots et des concepts, Liogier en donne un bel exemple avec l’hubris. Hubris, ou hybris, signifie classiquement démesure ou transgression, mais il est lié aussi à hybridation : le point est particulièrement intéressant pour les transhumanistes. En effet, on reproche habituellement l’hubris aux transhumanistes. Si cette accusation est souvent fallacieuse, car les transhumanistes sont les premiers à alerter et à proposer des gardes-fous aux écueils des nouvelles technologies, l’ouvrage de Liogier permet aussi de redonner sa noblesse au concept d’hybridation. La modernité est donc par essence “trans” et hybride.

Rien qu’avec ça, on comprend le potentiel émancipateur, créateur et égalitaire/an-archique de la modernité. On voit aussi que la modernité et l’humanisme originels sont compatibles avec le technoprogressisme.

Le technoprogressisme contre l’industrialisme ?

Aujourd’hui, nous dit Liogier, c’est l’inertialisme qui domine. Les choses inertes sont pensées comme le début et la fin de tout ce qui existe dans l’Univers. Les assemblages ne sont pas plus “animés” que les prétendues briques fondamentales. Cette vision, déjà en partie remise en question par la science du XXème siècle, a construit sur le plan économique et politique le mime grinçant de la modernité : l’industrialisme et son cortège de destructions sociales, environnementales, spirituelles.

Or, lutter contre cela implique selon Liogier d’assumer une vision qui ne réduit pas les vivants à des choses. Cet esprit moderne a été perdu. Les humanistes actuels, ne sont en réalité ni humanistes ni modernes : ils font semblant de l’être. La transcendance brute à la fois fait peur car elle est insaisissable  : l’angoisse du vide (comme potentiels indéfinis) ; et fait honte, car la transcendance “fait superstitieux”. Coupés de la transcendance brute (schize) ils sont des schizohumanistes. Ils parlent de grandes notions auxquelles ils ne croient pas au fond (démocratie, dignité, subjectivité) et c’est au nom de ces notions qu’ils rejettent le technoprogressisme. 

En face, un transhumanisme vraiment “trans” et vraiment humaniste pourrait être une voie utile et praticable à notre époque. 

Bayes vacciné et masqué pour aller à Disneyland ?

Deux autres critiques peuvent troubler certains transhumanistes : ce qu’il nomme disneylandisation du monde, et le corrélationnisme. Les transhumanistes, souvent il est vrai, sont adeptes du caractère ludique des nouvelles technologies, et volontiers preneurs des progrès permis par la puissance brute de calcul des ordinateurs et autres algorithmes d’IA. 

Liogier pointe pourtant l’enfermement possible dans le divertissement pur, le prémâchage des comportements et des sensibilités, donc l’étouffement du khaos. Il pointe également le nihilisme des sciences perdant l’objectif de compréhension causale, se contentant de cumuler des résultats par corrélations de données, sans trop savoir pourquoi ou comment, sans se poser la question du sens de ces corrélations, sautant sur l’exploitation immédiate et technologique, parfois de manière hasardeuse (il y a des pages saisissantes sur le COVID).

Sur la Disneylandisation, on se demande si elle n’est toutefois pas préférable aux formes prémodernes de contraintes socioéconomiques : l’épuisement des corps au travail, par la malnutrition ou par la servitude, ne casse-t-il pas plus encore les conditions de possibilité même de la vie ?

Sur le corrélationnisme on pourra aussi trouver Liogier un peu dur. La médecine par études statistiques (et peut-être toute la hype du bayésianisme) est-elle vraiment une anti-ontologie ? Ne peut-elle pas être une technique qui « annule » – plutôt que dénie – la singularité sous la diversité ? Laissant alors ceux qui veulent théoriser et rechercher des causes le loisir de le faire, et à ceux qui veulent produire des débouchés utiles immédiatement, l’environnement favorable pour y parvenir.

On attend donc impatiemment la suite du projet Khaos.

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  1. Par exemple, à Marrakech (06:07:30) ou à Transvision. ↩︎
  2. Raphaël Liogier, Khaos, la promesse trahie de la modernité, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2023, 304 p. 
    ↩︎
  3. Certains verront peut-être une référence ironique et légèrement provocatrice au film Fight Club et son “Projet Chaos” ↩︎
Trésorier et porte-parole de l'AFT-Technoprog. Auteur notamment de "Transhumanisme: la méditation des chiens de paille", accessible sur ce site.