Notes de lecture : Aux sources de l’utopie numérique

  Aux sources de l’utopie numérique De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. Fred Turner       L’information comme matière première   L’utopie, ça réduit à la cuisson.C’est pourquoi, il en faut énormément au départ.Gébé   C’est par cette citation que Dominique Cardon entame sa préface à l’ouvrage de Fred... [lire la suite]

Publié le 19 juillet 2014, par dans « transhumanisme »

 

Aux sources de l’utopie numérique

De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence.

Fred Turner

 
 
 

L’information comme matière première

 

L’utopie, ça réduit à la cuisson.
C’est pourquoi, il en faut énormément au départ.
Gébé

 

C’est par cette citation que Dominique Cardon entame sa préface à l’ouvrage de Fred Turner, professeur au département de communication de l’université de Stanford et auteur de cet essai. Fred Turner nous livre là une oeuvre dense qui, suivant en filigrane le parcours de Stewart Brand dresse une cartographie du bouillonnement culturel de l’Amérique d’après-guerre. Ainsi, partant des premières inquiétudes d’une jeunesse face à la menace de l’holocauste nucléaire du début de la guerre froide, jusqu’à la bulle Internet en fin de siècle, il démontre comment deux mouvements (les hippies et les hackers) au départ distincts bien que puisant à la même source, vont se retrouver sous Reagan et donner la cyberculture Internet contemporaine.

Cette source commune, c’est la science de combat de l’Amérique surpuissante en pleine seconde guerre mondiale. Tout d’abord, le Projet Manhattan qui donnera la bombe atomique au pays. Avec un projet d’une telle envergure, les scientifiques vont démontrer que décloisonner les barrières traditionnelles entre les métiers et les domaines permet des avancées radicales. Nombre de ces physiciens venaient du Rad Lab au MIT, institution mythique ou ce mélange des genres créatif et inspirant fut imaginé. En intégrant le laboratoire national de Los Alamos ces scientifiques vont y importer leurs méthodes nouvelles et permettre ainsi au projet d’aboutir. L’autre élément fondateur se trouve dans une théorie née des besoins de contrôle qu’impliquent la guerre moderne, et surtout la guerre aérienne : la cybernétique de Norbert Wiener.

Par ce livre, Fred Turner démontre ce paradoxe : comment deux conceptions des choses nées des besoins de la guerre et initiés par une science bureaucratique déshumanisée au service d’un état vont être récupérées par la génération des baby boomers, pour être mises au service d’une utopie remettant l’Homme et la Liberté au centre des préoccupations.

 

De l’utopie hippie du LSD à Internet

 

Au delà de l’aspect nationaliste, la seconde guerre mondiale peut être vue comme l’affrontement d’entités technocratiques ; et c’est ainsi la société s’étant le mieux adaptée à cette vision scientiste du monde qui a su dégager les ressources nécessaires à sa victoire. Ensuite, la guerre froide a vu l’affrontement de deux colosses aux bureaucraties rationalistes et tentaculaires. C’est cette peur, nous dit Fred Turner, qui va motiver le combat des hippies qu’il nomme nouveaux communalistes. Cette crainte face à un monde matérialiste et déshumanisé où le seul avenir se trouve dans le fait de devenir un maillon d’une machinerie pyramidale.

Inspirés par la figure tutélaire de Richard Buckminster Fuller, inventeur visionnaire et iconoclaste, le mouvement hippie va s’accaparer la cybernétique de Wiener. Et tout va s’accélérer avec la collision de deux choses : les protestations contre la guerre du Viet-Nâm, fondatrices de ce combat contre la technocratie militaire à l’oeuvre ; celle-là même dont Dwight David Eisenhower alors ancien chef de guerre, se crut bon d’en avertir l’Amérique du danger, en vain. Nourris au LSD alors tout juste sorti des laboratoires de l’armée US, suivant l’exemple des Merry Pranksters et de leur bus psychédélique, le mouvement des nouveaux communalistes ira se perdre dans un retour à la terre illusoire, en quête de communautés égalitaires faisant contrepoint à la technocratie hiérarchisée qu’ils fuyaient en quittant les villes pour la campagne.

De tout ce bouillonnement, et malgré l’échec du mouvement qui n’arrivera pas à survivre à la rude réalité de la vie communautaire au milieu de nulle part, Stewart Brand fera émerger le Whole Earth Catalog. Cette publication unique va préfigurer sous format papier le joyeux désordre exhaustif et communautaire qu’il insufflera dans la culture informatique des hackers à travers le WELL pour donner cet esprit de liberté qui aujourd’hui est un idéal d’Internet.

 

La leçon des hackers au mouvement transhumaniste

 

Née à la fin des années cinquantes dans le IA Lab[1] de Marvin Minsky situé à deux pas du Rad Lab de Norman Weiner, le mouvement hacker va développer une certaine idée de l’action centrée autour de l’informatique ; du do it yourself avant l’heure. Ce mouvement va emprunter aux même sources que la contre-culture des nouveaux communalistes — cybernétique et esprit de réseau, communautaire — sans pour autant s’engager dans l’idéalisme spirituel associé au LSD des hippies.

Suite à l’échec du mouvement des nouveaux communalistes, Fred Turner nous décrit comment Stewart Brand va servir de maillon entre l’idéologie communautaire des hippies et l’aventurisme technophile des hackers. Désireux de mieux connaître l’éthique hacker pour laquelle il a un intérêt prononcé, Stewart Brand va mobiliser l’équipe du Whole Earth Catalog et ses réseaux, pour co-organiser avec des membres de la communauté des hackers un évènement qui fera date ; nous sommes en 1984, et pendant trois jours de l’autre côté du Golden Gate bridge, l’élite des hackers va côtoyer journalistes et les réseaux néo-communalistes du Whole Earth Catalog à Fort Cronkhite. Cette conférence, en donnant le point de départ du rapprochement entre nouveaux communalistes et hackers va donner naissance à la culture web qui explosera dix ans plus tard. Les anciens hippies des années soixante donnant aux hackers le substrat idéologique qui leur manquait ; et ces derniers donnant aux hippies avec l’informatique l’outil industriel et commercial qui leur avait manqué pour réussir la révolution des mentalités.

Et la grande leçon à tirer, notamment pour le mouvement transhumaniste, vient du discours d’un hacker lors de cette conférence. Ce dernier réagissait à la connotation très négative d’individus asociaux et enfermés dans leur bulle technologique qu’avait alors le terme “hacker” dans l’opinion publique :

 

« Que personne n’évite d’utiliser le mot hacker. Que personne ne laisse quelqu’un d’autre le définir. Pas d’excuse : nous sommes des hackers. Nous seuls définissons ce qu’est un hacker, personne d’autre. »

Lee Felsenstein – Cité p. 222

 

Le résultat ? Le terme de hacker fut dédramatisé pour prendre une charge sémantique positive pendant un court instant. Puis, dès la fin des années 1980, abandonné à ceux voyant dans le contournement des règles informatiques un but lucratif, il prit un sens plus négatif. En négligeant leur discours vers la presse grand public, les hackers originels issus de l’esprit de révolte et d’innovation bon enfant, on perdu la bataille sémantique sur le terme “hacker”. Je crois que les transhumanistes devraient paraphraser cet l’appel de Lee Felsenstein en remplaçant le mot “hacker” par celui de “transhumaniste” tout en n’oubliant pas qu’une victoire sémantique n’est que provisoire. Le terme doit se défendre bec et ongles dans un affrontement sur le mème transhumaniste qui deviendra d’autant plus âpre que le terme, accédant à plus de notoriété, attirera ceux voulant le détourner pour profiter de cette notoriété du concept à des fins malveillantes.

Au final, même si cet ouvrage ne traite pas à proprement parler de transhumanisme, il illustre de manière intéressante comment une utopie par trop idéaliste née des adolescents au lendemain du second conflit mondial, leur a permis de se ré-approprier la technologie déshumanisée par la bureaucratie pour en faire un vecteur bénéfique. Et au passage, réduisant le trop-plein d’utopie par plus de pragmatisme sans pour autant oublier ses valeurs essentielles de communauté et de partage.

D’où l’entame de la préface.

 

Cyril Gazengel