Notes de lecture: GOD, l’Évangile selon Big Tech
Gregory Aimar contre les robots, tristes (an)tropiques...
Publié le 9 novembre 2024, par dans « transhumanisme »
Gregory Aimar pointe les aspirations spiritualistes, plus ou moins cachées, des grands noms de la Tech. Son plaidoyer pour un humanisme spirituel et une technoscience responsable se mue hélas en une inquisition impitoyable contre la créativité philosophique du transhumanisme. Ce faisant, et croyant bien faire, il tend moins la main qu’il n’érige un mur.
πρῶτον ψεῦδος
Voici donc la première erreur, la déficience inaugurale qui domine tout l’ouvrage. Selon l’auteur, les transhumanistes sont des farfelus immatures qui refusent la mort1. L’argument est classique, nous l’avons déjà discuté, assumé, critiqué. Mais l’erreur ici provient de ce que l’auteur ne voit même pas que lui aussi dénie la mort. Lui d’abord, pourrait-on dire. Si les transhumanistes entendent lutter contre le vieillissement et la mort, ils sont bien contraints de reconnaître qu’elle existe actuellement comme une fatalité. Gregory Aimar, à l’instar de beaucoup de croyants, pense que la mort est un passage2, qu’elle ne tue pas l’âme. Bref, la mort n’est pas vraiment la mort. Une fois ce point acquis, penser la mort devient un peu facile et moquer les transhumanistes devient un peu dérisoire.
Cela donne des pages qui pourraient être irritantes, notamment lorsqu’Aimar tente de disqualifier la démarche des transhumanistes qui appuient leurs hypothèses et spéculations sur des références scientifiques fragiles ou un paradigme obsolète à ses yeux (le matérialisme3), alors qu’il procède de la même manière et avec des données plus fragiles encore pour transformer ses croyances en vérités attestées.
Âme quantique, voyage astral et Mind Uploading
Mais la chose devient exotique et amusante lorsqu’on s’y penche de plus près.
Gregory Aimar entend faire entrer le spiritualisme, l’idéalisme et l’âme dans le champ scientifique. Démarche aussi intéressante que risquée, direz-vous ? On connaît les polémiques autour de ce genre de tentatives. Henrion-Caude, Guillemant, toute la littérature sur les Near Death Experiences (NDE). Certes. Mais il faut garder l’ouverture d’esprit nécessaire. Reste que l’on peut toujours se demander si ce n’est pas un manque de foi, une honte profonde de l’irrationnel et du surnaturel, un doute angoissé qui pousse les croyants à courir derrière la science, à vouloir démontrer que l’Univers est de part en part rationnel, explicable. Courir derrière une science qui pourrait démontrer demain, voire prouver déjà, l’existence d’entités et de phénomènes comme l’âme, Dieu, le voyage astral, la guérison des paralytiques, l’ubiquité, etc.
A titre d’exemple, l’auteur rejette pour l’éternité la possibilité de sentience et de conscience artificielle. Dogmatiquement et au mépris à la fois des hypothèses d’un Francisco Varela sur la vie artificielle, et des pensées d’un Eckhart Tolle sur une âme qui se connecterait à un être artificiel (Aimar s’inscrit pourtant dans le paradigme idéaliste de Tolle). Il repousse vertement la possibilité de Mind Uploading, à partir des limites du Human Brain Project (à qui il fait dire plus qu’il ne dit réellement). A côté de cela, il exploite abondamment les NDE, essentiellement à base de témoignages et spéculations problématiques. Mais il se garde d’évoquer les limites, ou l’échec, de l’expérience AWARE, seul protocole à notre connaissance qui était un peu consistant.
Battle Royale : Jesus vs Krishna vs Kurzweil
La démarche serait moins problématique s’il s’agissait ici, simplement, d’exposer des thèses et de laisser le lecteur choisir en fonction de ses goûts. Nous aurions une peinture plus ou moins heureuse des grandes orientations spirituelles de notre époque. “Arguments” contre “arguments”, promesses contre promesses, axiomes contre axiomes, dogmes contre dogmes. Au moins, un dialogue serait possible. Mais tel n’est pas le cas. Pour Aimar, le risque de damnation est si vif qu’il finit par mobiliser le côté obscur de la religiosité : l’intolérance. Les invectives à l’endroit des transhumanistes pleuvent, et plus encore à l’endroit des vénaux patrons de la Tech. L’aspiration spirituelle, qu’il décèle dans certains discours, est qualifiée sans ambage d’anti-religion4. On sent chez lui la volonté ferme de poser quelques jalons de plus pour l’initiation d’un djihad anti-tech, d’un djihad butlérien. Et, au détour d’un chapitre, malgré l’œcuménisme de façade5, une mise en avant du primat de sa croyance personnelle : (il rapporte une expérience de mort imminente) “Avant cette expérience, Marijan croyait en Dieu, mais sans se rattacher à une religion spécifique. Pourtant, alors qu’il était cliniquement inconscient, il a rencontré Jésus”.
The world is built on a wall. It separates kind.
Le plus triste dans le livre de Gregory Aimar, c’est la conséquence éthique de sa croyance. Pour le moment, l’effet n’est que de fermeture et de contradiction. Un appel à l’amour universel, mais excluant tout être artificiel actuel, aussi bien qu’à venir. Demain pourtant, cela pourrait s’avérer catastrophique. Si de tels êtres étaient conçus, malheur à eux face à celui qui a décidé de les considérer a priori comme impossibles ! La faiblesse de l’argumentaire, son aspect dogmatique et presque hystérique, gâche finalement le livre, voire révolte.
Il est nécessaire ici de citer en pleine page. Voici quelques unes de ses nouvelles lois de la robotique :
“Il est impératif de comprendre, de dire et de répéter que les machines ne seront jamais sensibles, ni conscientes : elles ne savent qu’imiter et simuler ces caractéristiques propres au vivant”.
“1ère Loi: Une intelligence artificielle n’a pas le droit de se faire passer pour un être humain, ou, plus largement, pour un être vivant.
2ème Loi: Une intelligence artificielle ne peut en aucun cas prétendre avoir des attributs humains comme les sensations, les sentiments, les émotions, la conscience, l’esprit ou l’âme.”
Il faut entendre ici l’exclusion d’une manière large : elle concerne, sans hésitation possible, tout être artificiel, IA ou androïde. C’est un dogme mishumanoïde.
Dans la mesure où Gregory Aimar prétend, sans doute sincèrement, exclure pour protéger l’humanité, il faudrait se demander sérieusement si étendre les droits et la reconnaissance de la dignité par erreur est plus dommageable que refuser cette extension par erreur ou par dogmatisme. Il semble que l’histoire de la libération humaine et animale parle en faveur de la seconde hypothèse. Dès lors, plus pertinente serait peut-être une loi contre l’humanoïdophobie.
Et pourtant…
Il y a des aspects positifs dans cet ouvrage. Des jeux de mots et des tournures pétillantes. Les thématiques abordées sont souvent originales et/ou traitées sous l’angle de l’ésotérisme et de la spiritualité. Si Gregory Aimar exagère en affirmant que cette dimension n’est jamais étudiée (il y a beaucoup de colloques et d’articles concernant les rapports entre transhumanisme et religion), il est vrai que cela relève surtout de la sphère académique.
En une centaine de pages l’ouvrage se présente comme nerveux, stimulant et outrancier. En cela, il reste une lecture intéressante pour les pros, les antis, mais également les observateurs distanciés du débat.
- “Big Tech nous propose un nouveau mensonge, un nouveau déni des limites de notre existence…” (p.38) ↩︎
- Ce “lendemain ultime” dit-il poétiquement (p.38). ↩︎
- “Mais le vrai problème de ces théories c’est qu’elles reposent toutes sur une approche matérialiste: la majorité des neuroscientifiques dans le monde considèrent, aujourd’hui, que le cerveau est comparable à une machine et que c’est son activité qui produit, d’une manière ou d’une autre, la conscience. Or, cette approche est dogmatique et non scientifique” (p.55) “Peut-être serait-il scientifiquement pertinent de chercher l’esprit ailleurs” (p.35, nous soulignons). ↩︎
- “Ainsi Terasem, comme la majorité des religions artificielles, inverse la logique des religions traditionnelles: ce n’est plus Dieu qui a créé les êtres humains, mais ces derniers qui le créeront dans un avenir proche. C’est, en somme, une anti-religion” (p.28, nous soulignons). ↩︎
- D’ailleurs, non content de se montrer intolérant, Aimar omet d’évoquer des métaphysiques non techno-scientifiques, non “artificielles”, qui contredisent ses axiomes. Par exemple, il affirme: “… la science matérialiste a ouvert la voie […] à l’oubli de ce qui est à la racine de la vie elle-même: l’amour” (p.47). Or, par exemple avec Schopenhauer, on peut penser que la racine est une impulsion aveugle et absurde. ↩︎