NOTES DE LECTURE : Le communisme luxueux entièrement automatisé, d’Aaron Bastani

Vivrons-nous dans un monde d’abondance et de gratuité totale ?

Publié le 11 août 2023, par dans « transhumanisme »

Publié en 2019 chez Verso, le manifeste Fully Automated Luxury Communism (FALC) du politiste britannique Aaron Bastani se veut à la fois une anticipation de l’évolution de notre système économique et social, et une feuille de route concrète pour un certain technoprogressisme politique.

La thèse principale du livre tient en quelques lignes : le communisme (vu comme une mise en commun de ressources et services accessibles à tous – une idée au moins ancienne que l’Utopie de Thomas More) était jusqu’ici prématuré, mais la troisième révolution industrielle, celle de l’information, rend sa mise en pratique possible dès aujourd’hui.

Tout comme le protestantisme (compris comme la séparation de la religion et de l’institution religieuse) a été théorisé un siècle avant Gutenberg mais n’a pu réellement s’imposer qu’avec la diffusion de l’imprimerie, le communisme en tant qu’idée serait venu “trop tôt”, avant l’avènement de machines suffisamment capables pour libérer l’être humain du fardeau du travail non désirable.

Henri Laborit disait plus ou moins la même chose dans Biologie et Structure (1968) : «cet homme nouveau (…), c’est le milieu transformé par les machines qui l’aura fait naître. Nul besoin, je pense, de précipiter une révolution culturelle qui toucherait des hommes insuffisamment préparés du fait de l’inadaptation du milieu. Il est plus important de précipiter l’évolution technique (…)».

Inspiré par Marx, Peter Drucker, Keynes ou encore Melvin Kranzberg (“Toute l’Histoire est digne d’intérêt, mais celle de la technologie est la plus digne d’intérêt”), Bastani s’accorde avec l’auteur du Manifeste du Parti Communiste pour dire que le capitalisme est une formidable machine à innover et réduire le travail nécessaire à la production de biens et services, mais qu’il porte aussi les germes de sa propre destruction (notamment via la sous-consommation, les crises écologiques…). Cette autodestruction n’a jusqu’ici été évitée que par le biais de mécanismes complexes, souvent étatisés, de redistribution, de contrôle, et d’exploitation de main-d’œuvre aux quatre coins du monde.

Ayant évolué vers un néolibéralisme inefficace et rétrograde, le “jeu économique” ne marcherait plus pour des pans entiers de l’économie et serait voué à disparaître au fur et à mesure de l’augmentation de la productivité et l’éradication du travail humain par le capital (robots). C’est de ces secteurs d’abondance et de prix négligeables qu’émergerait actuellement un système de facto communiste où personne ne paie pour rien.

C’est là l’une des thèses les plus fortes du livre de Bastani : nous serions en réalité déjà passés dans un monde d’abondance communiste sans nous en être vraiment rendu compte, d’où la présence d’oligopoles et cartels sans vraie concurrence, l’émergence de banques centrales de plus en plus semblables aux organes du Gosplan soviétique, et la multiplication de bullshit jobs sans aucune influence sur la production réelle. On pense également à la montée en puissance du modèle chinois ou sud-coréen, dont les mégacorporations sont intimement liées à l’Etat, même si Bastani ne les cite pas.

Problème : partout dans le monde, y compris dans ses régions industrialisées, de hauts niveaux d’exploitation humaine et de souffrance liée aux conditions de vie perdurent, encouragés par un ordre économique dominé par des actionnaires à courte vue.

Métaphoriquement, nous serions mentalement prisonniers d’un système qui préfère encore et toujours le travail humain “sous contrainte” à l’utilisation de machines. Comment hâter cette transition vers l’abondance totale, que Keynes prévoyait pour 2030 ?

Pour Bastani, il faut trois leviers d’action :

  • la mise en avant d’un imaginaire clinquant et populiste au sens de ce qui plaît à la majorité, d’où l’idée d’abondance et de luxe, en rupture avec l’imaginaire de restrictions et de décroissance prôné par les gauches européennes ;
  • la reprise en main de l’outil économique par les travailleurs (autogestion) par le moyen de la commande publique locale, dans un premier temps ;
  • la construction de programmes politiques nationaux fortement axés sur la gratuité des services de base vus comme des droits inaliénables (logement, santé, éducation, alimentation, transport…).
Usine Foxconn à Kunshan, qui est passée de 110 000 à 50 000 employés grâce à l’automatisation

Premier levier : rendre le communisme cool again

Tout au long de son manifeste, l’auteur répète que les régimes et systèmes politiques ne durent jamais longtemps, et que même s’il paraît “plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme”, rien ne prouve que le sort du communisme ait été scellé en 1989. 

Après tout, la république existait dans l’Antiquité, a été remplacée par l’absolutisme en Europe, puis est revenue en force depuis deux siècles.

Mais pour donner envie, il faut parvenir à illustrer. A quoi ressemblerait au juste le communisme luxueux entièrement automatisé (CLEA) – et pourquoi ce nom ?

Communisme parce que Bastani se veut héritier de la pensée marxiste, et parce que la notion de commun est centrale dans son projet : la plupart des services fondamentaux (alimentation, logement, santé, transport…) seraient gratuits et donc sortis de la sphère du marché et du profit.

Luxueux parce que fondé sur la disponibilité totale et quasi infinie des biens, services et ressources, grâce au coût quasi nul du travail physique et intellectuel (machines et IA). Le luxe étant ici compris comme englobant tout ce qui est hors de la sphère de la nécessité. Le CLEA est donc un projet abondantiste, battant en brèche le “monde fini” du rapport Meadows (Bastani parle même d’exploitation minière des astéroïdes).

Entièrement automatisé pour ne laisser aucune ambiguïté sur l’infrastructure permettant cette abondance : une société de robots et de cerveaux artificiels compris comme nos esclaves insensibles et dévoués. Une autre idée pointe derrière ces deux termes : celle d’une gestion réglée, impartiale (algorithmique ?) de l’allocation des ressources, biens et services, selon l’adage communiste “de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins”.

Second levier : l’échelle locale et l’autogestion

Faisant un parallèle avec le réchauffement climatique et l’inertie du système décisionnel “globaliste”, incapable de résoudre le moindre problème d’échelle planétaire, Bastani suggère la voie de l’internationalisme, et donc indirectement des mouvements technocommunistes nationaux. Il propose même de partir de solutions “rouges-vertes” localistes du type de celles qui ont été appliquées à Cleveland (Etats-Unis) et Preston (Royaume-Uni) : couper les vivres des multinationales et grands groupes financiarisés, et orienter les dépenses publiques vers des entreprises locales, gérées par les travailleurs et travailleuses elles-mêmes. Ce premier pas, qui peut déjà être accompli au niveau municipal, permet d’interrompre la course aux bas salaires typique du néolibéralisme, sachant que ces bas salaires empêchent aussi l’automatisation complète.

Troisième levier : l’évolution du droit

Dans le même temps, au niveau national, Bastani propose de s’inspirer du NHS (système de santé du Royaume-Uni) pour l’étendre à d’autres UBS (Universal Basic Services : services de base universels), notamment le logement, l’éducation, le transport et l’électricité. Les progrès de l’énergie solaire, de l’IA appliquée à la conduite, etc. sont les conditions de réalisation concrète de cette gratuité obtenue après quelques investissements publics ciblés (non négligeables). Une fois que les gens auront cessé de payer pour un service, il sera extrêmement difficile de les faire revenir en arrière.

Le communisme est vu ici comme un système efficace et idéal pour bénéficier des effets d’échelle et de l’efficacité d’une utilisation en masse. Le désastre de la privatisation intermittente du rail britannique est ici fourni en exemple. A ce propos, Fully Automated Luxury Communism est un livre assez britannique, citant de nombreux événements et personnalités politiques d’outre-manche qui ne parleront pas forcément au lecteur français.

Points forts et points faibles 

En résumé, le manifeste du CLEA a le mérite de mettre des mots sur un courant technoprogressiste assez radical en apparence mais plutôt représentatif du fond de la pensée de différents mouvements utopistes technophiles. 

Comme tout manifeste, il laisse certaines zones dans l’ombre, à l’imagination des lecteurs et lectrices, et peut sembler parfois péremptoire ou faiblement argumenté.

Les points à éclaircir sont, à notre sens, les suivants :

  • Les entreprises locales et auto-gérées auront-elles les crédits et les moyens pour investir dans des machines ? Comment feront-elles primer l’intérêt général sur leur intérêt propre ?
  • Le diable de l’automatisation est dans les détails : nous ne sommes pas encore arrivés au point où une machine peut remplacer un vieux système électrique, tâter un kyste ou changer un lit souillé. Il reste quelques obstacles techniques non négligeables, sans parler de l’opposition probable d’une grande partie de la population ;
  • Où s’arrête la nécessité, et où commence le luxe ? N’y aura-t-il pas des arbitrages à faire, quant aux ressources, au climat, etc ? Comment éviter un algorithme insondable, un système de crédit social impliquant un contrôle, ou une domination de l’individu par les impératifs de la majorité ?
  • Peut-on réellement reprendre possession des outils de production, insérés qu’ils sont aujourd’hui dans de longues chaînes mondialisées ? C’est le vieux débat de la sortie d’accords internationaux et du problème du “premier pas”, sans compter que certaines zones géographiques possèdent davantage de ressources que d’autres ;
  • L’auteur aborde le revenu de base mais le considère comme dangereux, au sens où celui-ci ne supprimerait pas la tendance à transformer les rapports humains en transactions financières. Pourtant, un RBU serait un outil de “vote économique” assez puissant, et permettrait aux citoyens d’arbitrer individuellement entre différents services de base, en attendant l’automatisation totale.

Les points intéressants et nouveaux, ou provoqués par la lecture, étant : 

  • la reconnaissance du fait que la concurrence est importante, et peut continuer à s’appliquer en interne dans un système collectivisé, soit entre différents systèmes locaux, soit par les machines elles-mêmes, capables (par des méthodes de type “algorithmes génétiques”) de rapidement explorer des champs d’optimisation ;
  • le rappel rafraîchissant que les mouvements politiques sont aussi importants que le progrès technique (par exemple, la viande cellulaire est le résultat à la fois de la technologie et de l’activisme pour les droits des animaux, ayant créé un besoin dans la population);
  • l’idée que l’on pourrait déjà probablement formuler des projets technocommunistes au niveau municipal ou hyperlocal.

Si le CLEA apparaît légèrement prématuré dans les débats actuels, la donne pourrait rapidement changer avec l’industrialisation des IA génératives et leur application au monde de la robotique. La lecture de ce manifeste permet essentiellement d’imaginer à quel point la troisième révolution industrielle pourrait modifier les rapports humains ; mais il rappelle aussi que la technologie seule ne suffira pas à bousculer le statu quo.

Anecdote : dès sa présentation en vidéo en 2015, le Fully Automated Luxury Communism a fait l’objet de détournements parodiques sur les réseaux, sa “version finale” étant appelée Fully Automated Gay Luxury Space Communism (“Spatio-communisme luxueux gay/queer entièrement automatisé”), comme une forme de but ultime des combats de gauche.

Porte-parole de l'AFT