Pourquoi travaillons-nous ?
Et si la fin du travail n’était pas pour demain - ou au contraire, déjà là ?
Publié le 15 octobre 2018, par dans « Intelligence artificielle • Question sociale • Transition Laborale »
Globalement, les transhumanistes que nous sommes sont en faveur de toute avancée technologique capable de nous libérer des contraintes biologiques qui s’exercent sur notre espèce. Il y a des contraintes mineures et inévitables, voire agréables (dormir par exemple), et d’autres plus gênantes (vieillir). L’idée n’est pas ici de dire que la vie humaine n’est qu’accumulation de contraintes, au contraire. Mais plutôt de réfléchir à celles que notre corps nous impose, à celles que la société nous impose, et tenter de voir ce que le progrès technique nous propose à la place.
Pour se prémunir du froid et de la faim (entre autres, bien entendu), le travail a longtemps été une “contrainte secondaire” (auto imposée, puis très rapidement imposée par le groupe, le chef, les congénères) parée de nombreuses vertus. Le travail était tellement nécessaire à la survie des groupes humains qu’il s’est retrouvé inséré profondément dans la société, dans les rites, dans les processus même de socialisation, de choix du partenaire sexuel, de détermination de la hiérarchie… C’est cet héritage que nous avons transposé dans les sociétés industrialisées : la promesse d’amélioration du confort et du bien-être a maintenu cette place centrale du travail et de la connaissance.
L’analyse technoprogressiste classique selon laquelle le perfectionnement des machines devrait conduire à une diminution du travail disponible, et donc à une meilleure répartition des tâches et in fine à une réduction importante du temps de travail moyen, ne semble pas être confirmée par les faits.
Deux constats, l’un historique et l’autre contemporain, viennent en effet la mettre à mal :
– La mécanisation agricole, qui aurait pu permettre à 75% de la population de vivre en vacances permanentes depuis la fin de la 2ème Guerre Mondiale, ou au moins de répartir les 25% de travail restants entre tous les membres de la société, n’a eu aucun de ces effets.
– Les pays très technologiques contemporains (comptant par exemple beaucoup de machines-outils en proportion), comme l’Allemagne, le Japon ou encore les USA, sont proches du plein emploi [1].
Y a-t-il donc une “autre force” qui mettrait les gens au travail ? Est-ce l’organisation capitaliste ? Le goût de la consommation, de la nouveauté ? Une norme sociale ancrée depuis longtemps ? Essayons d’examiner les trois grandes explications à ce phénomène : la pression sociale de la classe dominante, le darwinisme technologique, et des habitudes sociales ancrées dans notre biologie.
Rappel : cet article est une réflexion (en cours) de son auteur et ne traduit pas nécessairement l’avis de tous les membres de l’AFT. Le thème du travail a notamment été traité dans d’autres articles sur ce même site : La fin du travail : est-ce possible, est-ce souhaitable ? – La lente évaporation du travail.
1. Le paradoxe du “maître occupé” : stratégie de domination de classe
Une explication pourrait être avancée, qui pourrait être appelée le paradoxe des “maîtres occupés”. Selon cette explication, environ 10 à 30% des métiers exercés sont réellement utiles à maintenir notre niveau de bien-être (métiers manuels, dans l’industrie, la maintenance, la santé…). Pour obtenir des 10 à 30% de gens concernés qu’ils travaillent au maximum, ces jobs étant le plus souvent risqués, dangereux ou pénibles, les 80% restants font “semblant d’être occupés” : c’est-à-dire qu’ils “donnent le change” en transmettant l’impression d’être affairés, voire débordés. Plus on monte dans l’échelle socio-économique, plus c’est frappant : les dirigeants ont souvent des plannings ultra chargés, en réalité pleins de réunions tout à fait dispensables et de brainstormings assez vains. Cette stratégie plus ou moins délibérée et le plus souvent inconsciemment justifiée par des prétextes de rentabilité ou d’efficacité, servirait de fait une forme de contrôle social. Pour ceux et celles des privilégiés qui se rendent compte de la supercherie, les fameux “bullshit jobs” victime de “bore out” dans les grandes entreprises, la tendance est de devenir boulanger ou menuisier au lieu de participer à un système esclavagiste déguisé. Il y a en effet dans certains mouvements de gauche une tradition de “partager la peine” : ainsi les maoïstes des années 1970 ou les “ouvriers volontaires” quittant leur position sociale privilégiée pour aller travailler en usine ou faire les saisons.
Cette explication part du principe que la concurrence dans le jeu économique n’est pas totale, et que la classe capitaliste dominante organise la répartition du travail à un niveau méta, au-delà de la pure rentabilité immédiate (monopoles et ententes). Elle a tout intérêt à maintenir la consommation à un niveau élevé, et pour cela il lui faut des acteurs économiques jouant leur vie à “Destins”, le fameux jeu de plateau, le plus sérieusement possible. Elle s’appuie ce faisant sur des mécanismes sociaux dont nous parlerons au point 3.
2. Le darwinisme technologique
Lorsqu’une espèce, par le jeu du hasard des mutations génétiques, développe un avantage sélectif, par exemple le piranha ses dents acérées, ses proies ou adversaires de la même niche écologique se voient dans l’obligation de sélectionner parmi leurs caractères celui ou ceux qui parviendront à faire face à la nouvelle donne – ainsi la carapace de l’arapaima. On assiste alors à une “course aux armements” qui voit deux espèces s’enfoncer dans une surenchère d’inventions et de parades (“à bon chat, bon rat” comme le dit le proverbe).
On peut imaginer qu’un phénomène semblable a lieu lorsqu’un nouvel outil ou une nouvelle technologie apparaît dans notre société humaine. Par exemple, une dentiste équipée d’un appareil à rayons X portable aura un avantage compétitif par rapport à un collègue travaillant à l’ancienne. Pour rester sur le thème de l’automatisation : une entreprise dont la comptabilité est automatisée pourra baisser ses prix et contraindre ses concurrents à acheter massivement ces mêmes logiciels. Les emplois perdus seraient équilibrés par ceux créés par l’entreprise tierce, celle qui met au point les logiciels en question. Les entreprises riches en personnel et pauvres en outils seraient petit à petit remplacées par des entreprises pauvres en personnel mais liées par leurs myriades d’outils à beaucoup d’autres entreprises technologiques. Cette complexification et montée en interdépendance des acteurs économique expliquerait la relative décorrelation entre automatisation et chômage.
Cette explication part du principe que le jeu de la concurrence est relativement non faussé.
3. Les habitudes de l’espèce
Nous nous activons malgré le fait que des machines nous simplifient la vie. Et s’activer conduit à faire s’activer d’autres personnes : par exemple, si je suis ouvrier sur un chantier et que je décide, pour compenser les trois heures hebdomadaires gagnées par un nouveau robot-maçon (en imaginant que l’on ait réduit mon temps de travail et conservé mon salaire), d’aller au cinéma ou de lire un livre, voire même de boire un verre, cela fera indirectement travailler un certain nombre de personnes. Sans doute même davantage que si j’avais posé les briques moi-même. On sort ainsi difficilement de la spirale de l’activité, même si celle-ci est transformée et rendue moins pénible par la technologie.
N’y a-t-il pas un mécanisme social plus profond encore, et qui ne serait même pas propre à l’être humain ? Trouvons-nous plus agréable de patienter 40 heures par semaine dans des jobs “non satisfaisants” (comme 77% des Français, paraît-il) pour profiter du week-end ? Le bonheur du vendredi soir serait-il aussi intense si le vendredi était un dimanche comme un autre ? (attention, la rhétorique “il faut souffrir pour être heureux” se retrouve souvent dans l’argumentaire anti-technoprogressiste). Plutôt : pourquoi nous sommes-nous créé des contraintes nouvelles ? Est-ce l’école obligatoire de l’enfance, qui nous marque au point de vouloir reproduire sa structure tout au long de la vie : le maître/la maîtresse qui nous contraint spatialement et nous dédouane en même temps de réflexions existentielles ? Ce sentiment de “devoir faire quelque chose” et de mettre de côté son individualité, est-ce finalement quelque chose que nous recherchons ? [2]
Si l’on observe des sociétés proches des nôtres et où le travail n’occupe qu’un faible pourcentage du temps de leurs membres, par exemple celles des chimpanzés, on se rend compte que ceux-ci s’occupent un peu comme les êtres humains dans les entreprises : “Within their own communities, male chimpanzees spend much of their time scheming in order to move up in dominance.” (“à l’intérieur de leur communauté, les chimpanzés mâles passent le plus clair de leur temps à intriguer pour monter dans la hiérarchie”) [3].
En fait, nous avons l’impression de travailler, mais peut-être fait-on complètement autre chose ? Un laboureur du XVème siècle qui nous observerait trouverait-il que nous “travaillons” ? Ou dirait-il au contraire que nous faisons joujou avec nos avions, nos écrans, nos garde-robes, mets, amis-collègues et mille et un objets superflus ?
Et si la fin du travail (au sens de labeur difficile et nécessaire) était déjà arrivée, sans qu’on s’en rende compte ou qu’on ose se l’avouer, pour une grande partie de la société ?
Beaucoup de questions et peu de réponses à ce stade de notre développement. Mais les réponses, semble-t-il, sont peut-être plutôt à chercher du côté de la psychologie et de l’anthropologie, voire d’une (neuro)biologie (qui pourrait être un jour réorientée artificiellement), que d’une simple augmentation mécanique, si l’on peut dire, de l’automatisation.
Propositions technoprogressistes
Pour les technoprogressistes, l’une des solutions serait d’éradiquer – notamment via des robots perfectionnés – tout travail humain pénible. Nous n’y sommes pas encore, mais nous pouvons accélérer la tendance. Il faudrait un effort massif et coordonné pour faire en sorte que l’intelligence artificielle générale permette à la robotique de vaincre les dernières grandes poches de résistance de travail humain dont on sent qu’il est indéniablement utile et indéniablement pénible (par exemple, descendre dans une mine).
Une autre approche progressiste est de proposer un revenu universel confortable. Cela aurait deux effets : d’une part rehausser automatiquement le salaire des jobs pénibles, d’autre part encourager le secteur de la robotique à proposer des machines capables de les effectuer. Il est toutefois probable qu’une baisse provisoire du confort global soit à attendre d’une telle mesure, certains emplois ne trouvant plus jamais preneur. Quelle sorte de récompense suffirait à convaincre quelqu’un d’aller réparer une canalisation de gaz “pour la gloire” ? Comme l’écrivait Henri Laborit : “Nul besoin, je pense, de précipiter une révolution culturelle qui toucherait des hommes insuffisamment préparés du fait de l’inadaptation du milieu.” (Biologie et Structure, 1968)
Une approche complémentaire consisterait enfin à comprendre, via les neurosciences et la psychologie, et à modifier nos rapports sociaux ancestraux fondés sur la domination de l’autre. Puisque nous arrivons, dans beaucoup de domaines, à “hacker” la sélection biologique darwinienne, peut-être pouvons-nous tenter de “hacker” également la sélection économique qui s’en inspire ?
Notes
[1] Aux Etats-Unis comme dans de nombreux pays développés, le calcul du taux de chômage est contesté : ainsi les chômeurs “hors circuit” depuis trop longtemps ne sont pas comptabilisés. Cf: https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/c-est-comment-ailleurs/c-est-comment-ailleurs-le-calcul-du-chomage-aux-usa_1925921.html
[2] C’est la thèse soutenue par Alain de Botton dans “Splendeurs et misères du travail”, 2009.
[3] https://www2.palomar.edu/anthro/behavior/behave_2.htm
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