Quel genre pour le transhumanisme ?

Quels rapports le transhumanisme entretien-t-il avec les mouvements qui mettent en cause la définition des genres ?

Publié le 30 mai 2023, par dans « transhumanisme »

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N’est-ce pas étonnant ? Depuis ses quinze années d’existence, l’AFT-Technoprog ne doit pas avoir publié un seul article qui soit spécifiquement dédié à la question du genre [1]. Pourtant, si l’on en croit de nombreuses critiques, la simple mise en question du genre serait l’une des voies qui mènent au transhumanisme [2] Les transhumanistes auraient donc tout intérêt à se positionner sur ce sujet qui devrait leur attirer nombre de sympathisants, notamment de la cause LGBTQ+.

Mais dans les faits, les transhumanistes ne semblent pas faire beaucoup d’effort pour se tourner vers les mouvements qui mettent en question la définition des genres, et cela sans doute pour plusieurs raisons.

D’abord, la mise en question des genres est, pour les transhumanistes, une évidence qui n’a pas besoin d’être évoquée plus particulièrement. Elle n’est que l’une des remises en questions des limites, comme celles entre le vivant et l’inerte, entre l’humain et l’animal, ou encore entre la thérapie et l’amélioration.

Ensuite, pour les transhumanistes, il va en général de soi que, indépendamment du sexe défini génétiquement ou attribué à la naissance, les personnes doivent être libre de vivre leur rapport aux genres selon leur bon vouloir.

Enfin, une des valeurs cardinales du transhumanisme est la libre disposition de son corps. Il en découle que les demandes des personnes qui souhaitent, soit vivre leurs rapports aux corps indépendamment des figures traditionnelles du genre, soit modifier leur corps pour aller vers autre chose que leur sexe et leur genre génétiquement déterminé ou socialement attribué, sont d’emblée considérées comme légitimes.

Avec de tels principes, la plupart des transhumanistes n’ont pas besoin de passer par la case LGBTQ+ pour déployer leur argumentaire. Cette cause n’est pour eux que l’une des applications logiques de ces principes, un peu au même titre que l’anti-spécisme, la reconnaissance de ceux qui voudraient s’affirmer comme cyborg, le droit à l’auto-modification, l’auto-expérimentation, etc.

Bien sûr, la réflexion sur la question du genre a déjà été explorée par différentes personnalités plus ou moins liées au mouvement transhumaniste. On ne peut ignorer les travaux de Donna Haraway. Même si elle ne s’est jamais présentée elle-même comme transhumaniste, en invitant avec son Manifeste cyborg à utiliser au moins la symbolique de la fusion humain-machine comme outil libératoire, elle a donné à la fois aux transhumanistes, aux LGBTQ+ et aux féministes des raisons de se rapprocher. On ne peut non plus passer à côté de la figure de Martine Rothblatt, transgenre et transhumaniste militante à travers sa fondation TERASEM. CEO de l’entreprise United Therapeutics (dont une filiale fait pousser des cœurs humains dans des cochons en vue de transplantation) Elle reste l’une des personnalités transhumanistes les plus en vue.

En France, rares sont celles ou ceux qui ont osé s’aventurer dans cette direction. Il est tout de même possible de citer les travaux de Peggy Sastre [3]. Ceux-ci, volontiers provocateurs, ont été souvent mal compris ou, bien, honteusement  détournés, ils ont fait l’objet de tentatives de récupération [4]. En réalité, si elle rappelle les contraintes de la condition biologique de l’humain, ce n’est pas du tout pour sanctifier une quelconque nature mais au contraire pour appeler à la dépasser, en n’hésitant pas pour cela à faire appel à la technique.

Néanmoins, malgré ces proximités, féminisme et mouvement LGBTQ+ d’une part, et transhumanisme de l’autre, se tiennent encore à l’écart. Cela peut s’expliquer aussi en partie par le fait que l’ensemble de la pensée transhumaniste peut paraître encore trop radicale aux LGBTQ+. Revendiquer l’autonomie de son assignation de genre ne signifie pas qu’on est prêt à embrasser une idéologie qui va jusqu’à mettre en question la condition biologique de l’humain. Par ailleurs, la position militante des premiers est déjà difficile. Nombre d’entre eux subissent régulièrement des pressions, voire des agressions. On peut comprendre qu’ils puissent craindre de se montrer trop proche de transhumanistes présentés dans les médias comme encore plus radicaux qu’eux-mêmes. En regard, chez les transhumanistes, il existe une volonté de ne pas gêner les LGBTQ+, ainsi que de respecter leur cause et de ne pas donner l’impression de vouloir la récupérer.

C’est que les uns et les autres se trouvent dans une situation comparable, dans une société qui, sur ces questions, impose encore souvent comme seule alternative soit de taire son identité ou ses valeurs, soit d’en passer par un dangereux coming-out. En effet, les médias et les critiques qui voient des transhumanistes partout n’ont pas idée du nombre de personnes qui viennent trouver l’Association Française Transhumaniste pour nous dire qu’elles nous soutiennent, mais qu’elles ne peuvent pas le faire savoir de manière publique par crainte de conséquences funestes sur leur carrière, leur position professionnelle, ou des réactions de leur entourage. Mettre en cause le genre humain semble encore insupportable à nos sociétés aujourd’hui, comme mettre en cause le genre sexué était insupportable il y a quelques décennies. Car au fond, la même logique n’est-elle pas à l’œuvre ? Face à une majorité sociale qui craint habituellement que trop de diversification apporte la division, et qui s’arque-boute sur ce qu’elle croît encore être un pilier de son identité [5], se fait entendre de plus en plus fort la voix de toutes celles et ceux qui exigent de réaliser leur autonomie, quels que soient leurs choix de genre – homme, femme, humain, ou autre.

NOTES

[1] Ex.: Le Figaro, Paul Melun, “Théories du genre, non-binarité: «Prémices d’une civilisation déshumanisée»”, 15/01/2021.

[2] Voir néanmoins : Marc Roux, “#Metoo … et le transhumanisme ?”, février 2022.

[3] Peggy Sastre, La domination masculine n’existe pas, Editions Anne Carrière, 2015.

[4] Éric Zemmour , Le Figaro, « L’éternel féminin, impossible à dépasser », 14/02/2018.

[5] Le terme « déshumanisé » dans le titre de l’article du Figaro sus-cité est parlant : il y aurait dégradation lorsque l’on remet en cause les genres et les frontières identitaires. En fait, n’arrivant plus à fonder l’humanisme ou la valeur de l’homme sur son esprit, son histoire, ses interactions, sa raison, etc. il ne reste plus que le corps tel qu’on croit qu’il a toujours été et restera toujours. Ce corps, sorti de l’histoire, des processus évolutifs et du social devient – pour ces adversaires à l’idée « trans » – la condition nécessaire à ce qui fait la valeur de la personne. C’est ce que le philosophe Raphaël Liogier appelle le fétichisme morphologique (voir la vidéo de la table-ronde “La liberté morphologique”, TransVision 2022). Le risque est évidemment les logiques d’exclusions et le retour de visions pré-modernes de l’organisation sociale.

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus