Faut-il devenir complémentaire de l’IA ? Une réponse à Laurent Alexandre
Dans son dernier talk, Laurent Alexandre prend des positions plus tranchées qu'à l'accoutumée sur certains sujets, notamment : contre le revenu universel, et contre le posthumanisme. Voici une réponse argumentée.
Publié le 28 juillet 2017, par dans « Homme augmenté • Intelligence artificielle • Question sociale • Risques • transhumanisme • Transition Laborale »
Laurent Alexandre est un orateur très médiatisé sur la question du transhumanisme. Il est souvent présenté – à tort – comme « le chantre du transhumanisme en France ». Cependant, il affirme lui-même ne pas être transhumaniste.
Il donne régulièrement des talks aux accents théâtraux sur le transhumanisme. Dans l’un des derniers en date (USI 2017), il prend fermement position sur plusieurs questions.
J’ai plusieurs points de désaccord avec les opinions qu’il exprime, et il me semble intéressant de les développer dans cet article.
Note : Cela ne signifie pas que je suis d’accord avec les points non abordés, mais il s’agit de garder un article de taille raisonnable !
Être complémentaire de l’IA
Le coeur de son discours est le suivant : nous devons nous préparer aux métiers qui seront complémentaires de l’intelligence artificielle (IA). En effet, se former aux métiers qui seront bientôt automatisés est une perte de temps. Si l’on reconnaît le potentiel de l’IA en terme d’automatisation, on ne peut qu’approuver l’idée de repenser notre système éducatif dans cette optique.
Cela élude cependant plusieurs problèmes.
Tout d’abord, les métiers « complémentaires de l’IA » (bio-éthicien, data scientist, artisan de haut niveau…) sont des métiers élitistes. Laurent Alexandre dit qu’il faudra augmenter le niveau d’intelligence de la population pour rendre ces métiers accessibles au plus grand nombre. Mais « augmenter l’intelligence » (quoi que cela signifie en pratique), c’est encore loin d’être techniquement possible. Or, d’ici à ce que cela devienne possible, de nombreux métiers auront disparu avec l’automatisation. Que ferons-nous entre temps ?
Ensuite, même si nous devenions tous demain matin des Mozart ou des Marie Curie, rien ne dit qu’il y aurait assez d’emplois de haut niveau pour tout le monde. La jeunesse actuelle est déjà sur-diplômée pour le marché de l’emploi : des Bac+5 se battent pour décrocher des emplois précaires et sous-qualifiés. Tout simplement parce qu’il n’y a pas assez d’emplois d’artiste, de haut fonctionnaire ou de juriste pour tout le monde. Ce n’est pas un problème d’intelligence ou de qualification : nous sommes trop qualifiés pour la plupart des métiers. Le problème, c’est qu’il n’y a pas assez de ces métiers pour tout le monde.
Mais il y a un problème plus profond à l’horizon : sur le long terme, rien de ce que nous pouvons faire n’est à l’abri de l’automatisation. Notre fierté nous empêche de l’admettre, mais c’est pourtant bien le cas. Notre cerveau est un système complexe, mais de complexité finie : il n’y a aucun obstacle théorique à la recréation de ces mécanismes de pensée sous forme d’IA… et donc, à leur amplification et à leur accélération sans limite.
Mais cela est-il vraiment un problème ? Nous faut-il absolument continuer à travailler dans le monde qui s’annonce ?
Sauver le travail, coûte que coûte ?
Face à cette vague d’automatisation massive qui approche, certains commencent à parler d’une société post-travail. Le revenu universel de base (donner à chacun une somme fixe par mois, sans condition) est un exemple simple de mécanisme qui pourrait être mis en place.
Cependant, Laurent Alexandre a des mots extrêmement durs envers le revenu universel. Selon lui, il fera de nous « des larves ». Il créera une société d’obèses assistés, tout juste bons à partager des vidéos sur Snapchat. Voir le passage à 44:44 sur la vidéo.
Je suis surpris d’entendre ces mots de la part d’une personne qui, par ailleurs, dit : « si je pouvais vivre longtemps, je le souhaiterais », car « j’ai des choses à faire pour mille ans » et « je n’ai pas lu un millième des bouquins que je souhaiterais lire ». Et, plus loin dans la même présentation (52:26) : « Il faut pouvoir sortir de l’autoroute et aller sur un chemin vicinal, il faut se perdre dans la procrastination… et pas seulement ! »
Or, une société post-travail offre exactement la même chose qu’une longévité accrue : du temps de vie en plus, du « bon temps » que nous pouvons occuper librement pour réaliser nos projets et nous accomplir personnellement.
Un revenu universel nous rendrait-il nécessairement oisifs et apathiques ? Ce cliché est méthodiquement démonté dans l’excellent livre « Sans Emploi » du philosophe Raphaël Lioger (qui, pourtant, se défend d’être de gauche !). Il y fustige ce qu’il appelle la « religion du travail », cette idéologie selon laquelle il n’est point de salut au-delà du travail.
La jeunesse actuelle, mise à l’écart du marché de l’emploi, ne fait pas que « partager des vidéos sur Snapchat ». C’est bien mal la connaître ! Elle crée (gratuitement) de la musique, des illustrations, des films, de la vulgarisation scientifique ; elle contribue à des projets de logiciels open source ; elle s’investit dans des associations aussi diverses que variées. Et cela, malgré le mépris permanent dont l’accable la « théocratie du travail » dans laquelle nous vivons.
Voilà le meilleur aspect de ce que pourrait donner une humanité au revenu garanti. Ce meilleur aspect, il ne tient qu’à nous de l’encourager et de le développer. Et cela est un objectif beaucoup plus simple et moins coûteux que l’augmentation générale d’intelligence que Laurent Alexandre appelle de ses vœux.
Le bâton ou la carotte
En tant que transhumaniste, je suis bien entendu favorable à une augmentation de nos capacités intellectuelles. Mais Laurent Alexandre ne la motive pas avec une carotte : il la motive uniquement avec un bâton. Nous n’avons pas le choix, nous devons augmenter nos capacités cognitives, que cela nous plaise ou non !
Dit autrement : plutôt tout remettre en question que de remettre en question la « religion du travail ». C’est cela, le « tabou absolu » de notre époque, bien plus que la mort ou l’explosion d’intelligence. L’élection de Donald Trump en est symptomatique : ses électeurs ne voulaient pas mieux vivre, ils voulaient « du travail » – comme si le travail était une fin en soi, un « minerai précieux » qu’il nous faudrait extraire (pour reprendre l’expression de Raphaël Lioger). [1]
Présenter les choses ainsi, c’est à mon sens le meilleur moyen de provoquer une réaction épidermique de bio-conservateurs qui « voudront tout casser » (comme Laurent Alexandre le dit plus loin). Car on leur aura présenté l’avenir uniquement sous la forme d’une contrainte révulsante, et non sous la forme de quelque chose d’enviable et de désirable.
Laurent Alexandre conclut tout de même son discours en disant que l’avenir peut être « extraordinaire ». Il me semble important d’expliquer plus en détail à quoi pourrait ressembler cet avenir extraordinaire. Car si nous n’avons pas une vision exaltante de ce que pourrait être l’avenir (si nous faisons les choix nécessaires), et si l’avenir semble n’être qu’un ensemble de contraintes sinistres auxquels nous serions « forcés » de nous adapter… alors, nous aurons logiquement envie de « tout casser ».
Posthumanisme contre Guide Michelin
Si Laurent Alexandre semble favorable à certains aspects du transhumanisme (comme l’allongement de la durée de vie ou l’augmentation d’intelligence), il est en revanche farouchement opposé à son cousin, le posthumanisme. Le posthumanisme dont il est question ici est l’idée (vertigineuse – mais plus si folle aujourd’hui) de simuler intégralement notre conscience sur un support informatique, afin de repousser toutes ses limites. Nous pourrions continuer à vivre dans la « réalité » en utilisant des corps artificiels comme médium… ou dans des univers virtuels offrant une expérience cognitive et sensorielle beaucoup plus intense et diversifiée.
Selon lui, cette fusion du cerveau et de la machine est un « piège mortel », « un cauchemar neurotechnologique », « le fascisme du 21e siècle ».
Cela mériterait d’être davantage développé. Toute technologie comporte des risques, et celle-ci exacerbera des problématiques telles que le respect de la vie privée ou le « droit à la déconnexion » (problématiques qui existent déjà aujourd’hui avec l’internet).
Mais pourquoi une opposition de principe ? Cela ressemble à l’opposition de principe des bio-conservateurs face au transhumanisme « classique » (biologique), auquel Laurent Alexandre est pourtant partiellement favorable. Ces perspectives sont vertigineuses, mais il n’y a pas plus de raison de céder à la terreur et au rejet en bloc que pour des augmentations plus modestes.
Une raison de ce rejet ? Selon Laurent Alexandre, les posthumanistes voudraient (par exemple) supprimer la sensation de faim, ce qui anéantirait l’art de la gastronomie. « Il faut sauver le Guide Michelin », dit-il.
Un bien étrange exemple : le transhumanisme et le posthumanisme visent à étendre l’éventail de nos sensations, pas à le réduire. Les plaisirs de la table ne sont jamais qu’une stimulation particulière de notre cerveau, et il n’y a pas de raisons qu’ils disparaissent lors d’un hypothétique passage au silicium : ils seront simulés au même titre que le reste. Au contraire, cela pourrait permettre la création de sensations gustatives inédites, inimaginables aujourd’hui. Entre autres !
Le posthumanisme ne consiste pas à enfermer un « pur esprit » simulé dans une boîte noire, car l’esprit n’est rien sans l’interaction avec le reste du monde. Mais cette interaction peut tout aussi bien se faire via un corps artificiel (pour notre réalité actuelle), ou un corps virtuel dans une réalité virtuelle.
Le posthumanisme pose sans doute bien d’autres problèmes, mais sa critique mériterait d’être plus précise. Sans pour autant nier ses promesses et ses potentialités.
Sauver le hasard
Enfin, Laurent Alexandre affirme qu’une société d’intelligence artificielle pure, avec sélection embryonnaire, serait « totalement prédictive » et « supprimerait le hasard ». En ajoutant que « le hasard, c’est la vie » !
Si je suis d’accord avec cette dernière phrase, je ne pense pas que cela soit incompatible avec l’IA ou une plus grande maîtrise de nos gènes – bien au contraire. Le hasard est même tellement important qu’il est abondamment utilisé lors des processus d’apprentissage des algorithmes de deep learning ! Tout comme en génétique, le hasard permet d’explorer les possibles et de dynamiser les systèmes complexes. Sans hasard, l’IA contemporaine (deep learning) n’existerait pas : nous en serions encore à des algorithmes déterministes terriblement inefficaces, dont l’équivalent humain serait un fonctionnaire zélé qui lit l’annuaire téléphonique de la première page à la dernière, sans sauter aucun mot.
On peut bien sûr craindre une société de l’hyper-surveillance comme celle dépeinte dans le film Minority Report. Mais cela dépend essentiellement de la manière dont nous allons réguler les applications sécuritaires de l’IA. Cela nous ramène à la défense de droits comme le droit à la vie privée, le droit à la déconnexion ou le droit à l’oubli.
Quant à la diversité génétique, elle survivra au contrôle de nos gènes, car il y a une demande de diversité de la part des parents. Si tous les parents veulent que leur enfant ressemble à une star de cinéma en vogue, les parents suivants désireront autre chose, car ils veulent également que leur enfant soit unique, « singulier ». Un des besoins humains fondamentaux est celui de se singulariser. Voir mon article « Transhumanisme et risques environnementaux » (paragraphe « Le transhumanisme veut supprimer le hasard »).
Ajoutons enfin que les gènes impactent certaines de nos capacités, mais ne déterminent pas notre vie à l’avance : cela dépend de notre trajectoire personnelle et de notre interaction avec le monde. Des jumeaux génétiquement identiques peuvent avoir des trajectoires de vie très différentes.
Le transhumanisme, loin de supprimer le hasard, augmente sans cesse la complexité du monde, pour le meilleur et pour le pire. A nous d’en tirer le meilleur.
Notes
[1] Certains souhaitent travailler pour se sentir utile. Mais on peut se sentir tout aussi utile (voire beaucoup plus) dans le cadre d’un travail bénévole ou associatif – par exemple, participer à une ferme écologique. Il serait absurde de maintenir un système de travail contraignant uniquement pour que certains puissent de « sentir utile ». Cela serait comme s’opposer à l’élimination de certaines maladies, pour que certains puissent se sentir utiles en les soignant !
Tweeter