Transhumanisme et écologie

Il est jusqu'à présent plutôt rare que les transhumanistes s’expriment sur la question de l'écologie. Marc Roux nous propose quelques réflexions sur ce que pourrait être un écologisme technoprogressiste.

Publié le 11 avril 2016, par dans « transhumanisme »

Le mois de décembre 2015 a vu la signature d’un accord dit « universel », par 195 pays, et qui marquera peut-être un tournant dans la manière dont les humains envisagent collectivement leur rapport à la Terre. Les technoprogressistes pourront s’en réjouir à double titre. D’une part il doit permettre de mieux affronter les immenses défis que nous imposent les crises climatiques, mais d’autre part, loin d’un écologisme fondamentaliste, il reconnaît, dans son article 10, « l’importance qu’il y a à donner pleinement effet à la mise au point et au transfert de technologies de façon à accroître la résilience … ».

Néanmoins, cette avancée considérable peut aussi être l’occasion de rappeler une faiblesse de la pensée transhumaniste. Il est rare que les transhumanistes s’expriment sur la question écologique et on ne sait donc pas bien quelles sont leurs positions à ce sujet.

 

L’année dernière, un très bon article paru sur le site du Huffington Post interpellait déjà la communauté transhumaniste : « Les transhumanistes face à la crise écologique » (26/05/2015).

Il y était avancé que, pour l’essentiel, le transhumanisme s’était jusqu’ici montré << fort peu capable d’offrir une alternative aux multiples crises écologiques contemporaines.>> Mais, allant plus loin dans l’analyse, l’article académique associé permettait de se rendre compte de la diversité des positions transhumanistes face à cette question [1].

Quelles peuvent être les particularités d’une position technoprogressiste à ce sujet ? À la différence du premier transhumanisme, affirmant que ces questions ne seront rapidement plus d’actualité vu les progrès technologiques, l’Association Française Transhumaniste – Technoprog prétend dès son texte de présentation générale qu’elle se veut particulièrement attentive à la question environnementale. Au-delà de la position de principe, comment cette prétention peut-elle se traduire en termes de propositions concrètes ?

 

Le technoprogressisme est écologiste.

Tout d’abord, d’un point de vue technoprogressiste, il n’y a pas de contradiction nécessaire entre pensées transhumaniste et écologiste. Au contraire, des transhumanistes conséquents ne peuvent être qu’écologistes. N’est-il pas caractéristique de constater que deux des membres les plus anciennement impliqués dans l’AFT-Technoprog (exactement, son président et son premier vice-président) sont en même temps des militants ou anciens militants de la cause écologiste (L’un a été membre du petit parti Alternative Rouge et Verte (AREV), l’autre est membre du mouvement écologiste belge).

C’est sans doute que dans leurs présupposés, s’inscrit ce constat d’évidence : l’humain est indéniablement le produit des interactions de données biologiques, à commencer par le patrimoine d’une première cellule embryonnaire, et de son environnement. Par conséquent, si les transhumanistes envisagent de modifier la condition biologique de l’humain, ils doivent autant prendre en compte les facteurs propres au corps humain que ceux de son environnement. D’ailleurs, certains démographes, comme Jean-Marie Robine, soutiennent avec de solides arguments que les progrès obtenus dans la longévité humaine de ces deux derniers siècles sont avant tout le résultat d’une amélioration de notre environnement vital (hygiène, alimentation, confort, etc.)[2] . D’autres avancées pourront venir plus spécifiquement de la médecine mais la sécurisation et l’amélioration continue du monde qui nous entoure pourront continuer d’y contribuer fortement. Enfin, il ne peut y avoir ni technique durable, ni progrès humain sans l’assurance d’un environnement qui soit maintenu en capacité de permettre le développement de l’un et de l’autre.

 

Évidemment, cette manière de présenter les choses révèle clairement le caractère anthropocentrique de notre position. À partir de là, on ne peut que réfuter celle d’un Dominique Bourg (cité dans l’article déjà mentionné de G. Dorthe et J. Roduit) lorsqu’il avance : « La pensée écologique consiste en une interprétation à nouveaux frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en termes de limites de la biosphère, de finitude de l’homme, et de solidarités avec l’ensemble du vivant. » [3].

De notre point de vue, la biosphère terrestre est assurément limitée et connaît une finitude car elle ne peut pas d’elle-même se répandre. L’humain y est donc confiné… jusqu’à nouvel ordre. Chaque avancée de l’exploration spatiale contribue à agrandir la brèche par laquelle l’humanité s’en évadera. Par contre, l’impression de finitude de l’humain n’est qu’un effet d’horizon. Il suffit de faire un pas pour que cet horizon recule. À l’échelle des individus, cela peut se traduire par le fait de repousser indéfiniment la durée de vie en bonne santé. À l’échelle de l’humanité, cela doit permettre une résilience sans cesse plus importance, de sorte que notre espèce repousse continuellement le spectre de sa propre disparition. Toute autre perspective serait proprement anti-humaniste.

Enfin, ce qui semble imposer un devoir de solidarité de l’humain à l’égard de l’ensemble du vivant provient encore d’une préoccupation seulement humaine. L’ensemble du reste du vivant se moque de l’existence ou de la disparition de l’humain. Ce qui fait naître ce sentiment d’un devoir de solidarité, c’est uniquement la pensée consciente humaine et le sens qu’elle donne à toute chose. Le vivant, comme le géologique, est « valeureux » parce que, et seulement parce que nous, humains, lui donnons de la valeur. Avant l’apparition d’un regard aimant de l’humain sur la « Nature » dont il fait partie, l’existence de celle-ci était simplement sans signification. Si l’humain, ou toute forme de pensée consciente capable d’attribuer du sens, vient à disparaître, la « Nature » retournera à son absurdité.

 

Propositions technoprogressistes

Cela étant précisé, qu’est-ce qu’un transhumanisme technoprogressiste peut bien proposer en termes d’action pour aider à affronter les crises écologiques ?

Tout d’abord, je renverrai à l’article que j’ai proposé en janvier 2015 : « Transhumanisme et Décroissance » [4]. J’invite à considérer que, contrairement aux apparences, les principes essentiels qui sous-tendent les projets des transhumanistes et ceux des “Décroissants” ne sont pas nécessairement contradictoires. D’une part, une société de frugalité volontaire sera peut-être indispensable même aux transhumanistes en cas d’épuisement des ressources avant que leurs rêves d’abondance ne se réalisent. D’autre part, les partisans de la Décroissance auront peut-être besoin des outils du transhumanisme pour parvenir à leurs fins. Bien davantage que rendre l’humain intolérant à la viande, ou le rapetisser [5], le meilleur argument des transhumanistes me paraît être celui qui signale qu’un allongement radical de la durée de vie en bonne santé des populations est un facteur d’abord de décroissance démographique à long terme, puis, par conséquence, un facteur de diminution des consommations de tous ordres. De plus, il s’avère que les technologies qui pourraient permettre cette marche vers « l’amortalité » (génomique, thérapies géniques, médecine régénérative, …) ne sont ni les plus improbables, ni les plus coûteuses. L’article sur la Décroissance cité plus haut envisage aussi d’autres pistes plus spéculatives par lesquelles des pratiques transhumanistes pourraient contribuer à diminuer l’empreinte écologique humaine. Combinée à un effort politique et social pour nous libérer de nos modes de surconsommation, une « amélioration morale » ou mentale (moral enhancement), par la technique, pourrait nous aider à nous débarrasser de la tentation consumériste et de la fascination pour l’Avoir. Les hypothèses envisagées par certains chercheurs du Future of Humanity Institute demandent sans doute à être reconsidérées. S’il paraît curieux de vouloir diminuer l’humain pour de simples raisons pratiques, d’un point de vue transhumaniste, aucune idée n’est à écarter a priori si elle peut déboucher sur une meilleure adaptation des corps à leur environnement.

Par ailleurs,  les transhumanistes sont en faveur de progrès rapides en ce qui concerne les énergies renouvelables, l’efficience énergétique et le stockage de l’énergie. Ils ne sont évidemment pas seuls, et les initiatives annoncées sont nombreuses, mais il semble bien que, jusqu’ici, les progressions technologiques dans ce domaine restent assez faibles. Cela est probablement dû en partie à des phénomènes de type « Nimby », c’est-à-dire à la peur des nouveautés technologiques, surtout lorsqu’il s’agit de projets d’envergure, même lorsqu’ils concernent des énergies durables. Mais  plus simplement, nous souffrons aussi du manque d’investissement dans la recherche à ce sujet.

 

Géo-ingénierie

Géo-ingénierie ?

Cela dit, l’interpellation dont font l’objet les transhumanistes va plus loin. Puisque ce sont des technophiles revendiqués, n’iraient-ils pas jusqu’à utiliser la technique pour modifier volontairement la Terre elle-même dans le sens de leurs desseins ? Après tout, si nous sommes convaincus que nous sommes bien entrés dans une ère nouvelle, l’anthropocène, où l’humain joue un rôle déterminant dans l’évolution jusque de la géologie, les conceptions interventionnistes à l’œuvre dans la pensée transhumaniste ne devraient-elles pas nous conduire à agir pour adapter pareillement la planète, par géo-ingénierie, aux besoins de ses occupants ?

Cette hypothèse me laisse très sceptique, sans que je voie de contradiction entre ma technophilie et mon appréhension. En effet, dans une approche technoprogressiste, l’enthousiasme pour la technique ne va pas sans une préoccupation constante pour les risques inhérents à la technique. Nous ne sommes même pas absolument opposés à un principe de précaution, pour peu que celui-ci puisse être appliqué avec raison. Or, beaucoup des idées dont on entend parler en matière de géo-ingénierie du climat (ensemencement des océans à base de limaille de fer, projection dans l’atmosphère d’hydroxyde de sodium, création de nuages artificiels, envoi d’aérosols comme le soufre dans la stratosphère, …) ont deux gros inconvénients : Pour l’instant, leurs effets étant pour l’essentiel incontrôlables et surtout irréversibles, nous ne savons pas si c’est une option viable. Ils contreviennent donc à deux principes majeurs du transhumanisme démocratique. En l’état actuel des choses, et avant que de très nombreuses études aient été réalisées, on ne pourra pas les appliquer avec la rigueur scientifique nécessaire, puisqu’ils échappent en très grande partie à la mesure, et qu’il reste impossible de s’assurer que l’on pourra les faire cesser en cas de dommages. Nous sommes loin de tout contrôle, sauf à considérer que diminuer son empreinte écologique en réduisant son action technique ou sa consommation entre dans cette catégorie de pratique : une géo-ingénierie lente et douce. Un argument des partisans de l’intervention technique rapide et massive est de dire que les bouleversements climatiques déjà enclenchés vont être très vite catastrophiques et que nous n’avons plus le temps d’attendre [6]. Je pense pour ma part qu’il est préférable d’adapter l’humain au rythme de la Terre. Sur le court ou moyen terme, l’humain me paraît infiniment plus souple et malléable que la planète qui nous héberge.

 

Ainsi, ce qui pourrait expliquer la prudence des transhumanistes technoprogressistes face à la question de l’apparente urgence climatique, c’est justement le refus d’un appel à la rupture, celui que prônait un Max More à l’origine du mouvement extropien, comme celui sur lequel semble s’appuyer certains tenants de l’Anthropocène ou de la géo-ingénierie. Au contraire, le technoprogressisme (rejoignant en cela « l’hyperhumanisme » d’un Hervé Fischer [7]), pariera sur l’argument de la continuité. Notre espèce, quoique menacée par les conséquences de sa propre activité industrieuse, n’en reste pas moins d’une certaine résilience. L’intensité des catastrophes, aggravées par le dérèglement climatique, continuera sans doute à être de plus en plus importante dans le siècle à venir. Les mesures enfin adoptées par nos instances dirigeantes, comme celles décidées lors de la COP21, mettront du temps à être correctement appliquées et à donner leurs résultats. Sous l’effet du bouleversement des littoraux, cela entraînera peut-être des déplacements de populations encore plus massifs que ceux que nous avons connus ces dernières années en conséquence des conflits armés, de la pauvreté ou de la surpopulation. Il n’empêche que le corps humain me semble bien moins difficile à modifier que la géologie ou le climat. L’humain est considérablement plus adaptable – c’est même l’un de ses atouts majeurs, et surtout les actions qu’il entreprend sur lui-même sont davantage réversibles.

 

En conséquence, je pense que le transhumanisme technoprogressiste doit appeler l’ensemble des transhumanistes à s’engager dans la voie de la réflexion et de l’action écologique. Ils doivent le faire en réfléchissant aux mille manières par lesquelles leurs perspectives spécifiques peuvent apporter des solutions aux crises induites par le bouleversement rapide de la biosphère. Néanmoins, pour y parvenir, je les invite à parier encore sur le facteur humain. Les transhumanistes n’hésitent pas à envisager de permettre à certains de leurs congénères d’adapter leur biologie à d’autres planètes ou même au milieu sidéral [8]. Ne serait-il pas raisonnable de commencer en apprenant à nous adapter aux nouvelles conditions de vie dans notre propre maison ?

 

Marc Roux

 

Notes :

[1] Gabriel Dorthe, Johann Roduit, « Modifier l’espèce humaine ou l’environnement ? Les transhumanistes face à la crise écologique », Bioethica Forum, 2014, Volume 7, No. 3, pp. 79-86.

[2] Atlantico, interview de Anne-Marie Guillemard et Jean-Marie Robine “Qui veut gagner des années ? Tout ce à quoi nous sommes prêts à croire pour ne pas vieillir”, 14 Avril 2013.

[3] Bourg D., Fragnière A., La pensée écologique, une anthologie. Paris: PUF, 2014

[4] Marc Roux, transhumanistes.com, « Transhumanisme et Décroissance », janvier 2015.

[5] G. Dorthe et J. Roduit rappellent cette hypothèse émise par certains des chercheurs du Future of Humanity Institute, Liao SM., Sandberg A., Roache R., « Human Engineering and Climate Change », 2 février 2012 .

[6] Rémi Sussan, in Hubert Guillaud, Est-ce que la technologie sauvera le monde ?, Seconde partie : « Géo-ingénierie, l’ultime recours ?« , Publie.net, 2011, pp. 21-66.

[7] Hervé Fisher, « L’hyperhumanisme contre le posthumanisme », revueargument.ca, vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004 ; Idem « Hyper », hyperhumanisme.blogspot.com, 18 février 2009.

[8] Voir par exemple la conférence TED de Lisa NIP, “How humans could evolve to survive in space”, Novembre 2015, TEDxBeaconStreet.

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus