Viande artificielle : une révolution viridienne
Cette viande artificielle/cellulaire sera produite sans aucune souffrance animale.
Publié le 11 décembre 2020, par dans « Question sociale • transhumanisme »
Viande artificielle : une révolution viridienne[1]
La tendance semble amorcée : à Singapour[2], la viande « artificielle », ou cellulaire, ou encore de culture, entre dans la vie quotidienne. Malheureusement pour nous, le ministre français de l’agriculture, Monsieur Julien Denormandie, a profité de l’occasion pour se fendre d’un tweet bioconservateur et théâtral[3]: la viande française restera, grâce à lui, à jamais “naturelle”.
Organes sans corps, dégustation sans souffrance, protéines propres :
N’ayons crainte cependant, Monsieur Denormandie ne pourra pas plus arrêter le mouvement de l’histoire que l’on ne peut stopper une avalanche avec une pelle à neige. Mouvement salutaire qui plus est, voici pourquoi.
Il s’agit en fait, lorsqu’il est question de viande “artificielle”, pour faire à la fois plus simple et plus saisissant, d’organes sans corps. La technique est appelée à s’améliorer[4] et la vitesse de ces progrès semble laisser penser que d’ici quelques années[5], ces sortes de « cuves à bacta »[6] permettront de produire des muscles, voire des membres entiers, de manière fidèle quant à la composition et aux propriétés essentielles (goût, texture, nutrition, etc.).
Mais surtout, cette viande sera produite d’une part sans aucune souffrance animale ; et d’autre part avec un rendement écologique[7] très supérieur à l’élevage intensif (lui-même supérieur, de ce point de vue, et contrairement à ce que l’on imagine à l’élevage dit « paysan »[8].)
En somme, il s’agit d’une révolution viridienne : technologique, éthique, sociale et écologique.
Le souci éthique de l’animal :
C’est un fait assez évident : l’animal est l’objet, dans nombre de sociétés, d’une préoccupation éthique de plus en plus importante. L’écologisme plus médiatisé et la sensibilité plus grande à la souffrance des êtres vulnérables tend à rendre insupportable le spectacle de la cruauté humaine envers les animaux. En France, le bruit et l’assentiment autour du référendum sur la condition animale, comme les condamnations en justice de plus en plus fréquentes pour mauvais traitement sur animaux[9], en sont des manifestations indéniables.
La plupart du temps, outre l’aspect émotionnel, les arguments mobilisés sont ceux de Peter Singer qui a eu une influence notable depuis la sortie et le succès de son ouvrage, en 1975, La Libération Animale. Singer entend y montrer que l’animal a des intérêts que nous devons prendre en considération : en tant qu’il est sensible, l’animal a intérêt à ne pas éprouver de douleur. Dès lors, il ne s’agit pas de lui donner le droit de vote ou l’accès aux musées, mais bien d’éviter de lui infliger de la souffrance : l’égalité de considération n’est pas l’égalité de traitement. Le pivot de l’argumentation de Singer est de montrer que la notion d’intérêt est le fondement rationnel de notre éthique : le souci éthique de l’autre ne vient pas de sa nature, de sa faculté de raisonner ou de parler, de sa compétence, etc. mais des intérêts qu’il a.
Autrement dit, on peut bien prétendre vouloir tuer pour le plaisir de la chasse ou de la corrida, élever et abattre pour le plaisir de la table, ceci ne reposera selon lui que sur une forme d’arbitraire. Dès lors, nous serions bien en peine de justifier l’interdiction de la chasse à l’homme, de l’esclavage, du viol ou de toutes les entorses aux droits humains fondamentaux autrement que par des motifs relatifs, circonstanciels, conflictuels par nature – ceux qui ont dominé dans l’histoire : la tradition, la décision capricieuse et l’arbitraire émotionnel, le sacré… le critère éthique étant le plus souvent, au final, défini par le plus fort.
Notons toutefois que même si Peter Singer peut-être critiqué et les fondements de sa pensée mis en question, les adversaires de son « utilitarisme », par exemple les partisans de la dignité humaine qui proviendrait de sa « nature » (rationnelle, spirituelle, biologique, etc.), ont toutes les difficultés à accorder la souffrance animale avec leur éthique. Mais ce qu’il ressort c’est qu’il existe des devoirs de l’homme envers les animaux : non pas parce que l’animal serait directement digne de considération mais parce que le faire souffrir ou être indifférent à sa souffrance serait indigne de l’homme[10].
S’il existe malgré cela une certaine variété dans le rapport à l’animal, même parmi les transhumanistes, il est aujourd’hui indéniable que la question de la souffrance animale devient un enjeu majeur.
Le dilemme écologique :
La plupart reconnaîtront que, sur le plan éthique, la viande artificielle est supérieure à la viande animale ; qu’il y a équivalence entre la viande artificielle et le “végan” (puisqu’absence de souffrance animale dans les deux cas).
En revanche, sur le plan écologique, si la viande artificielle est amenée à devenir supérieure à l’élevage animal, le végan semblerait conserver encore longtemps un avantage.
Pourquoi défendre la viande artificielle ?
Une critique de la viande artificielle au nom de l’écologie n’est cohérente que par la tendance au végan. En effet, l’élevage et la pêche industriels sont des facteurs massifs de désastre écologique et de gaspillage des ressources[11]. Inutile d’insister là-dessus. Une population mondiale qui a faim de viande, des pays émergents en transition démographique qui entendent consommer davantage de viande conduisent dans une impasse. Une table bien carnée chaque jour pour chacun des 10 milliards d’humains envisagés pour la fin du siècle semble problématique même (ou à plus forte raison) sur une base paysanne ou bio : s’il s’agit de produire autant qu’en industriel, alors le gaspillage sera similaire voire plus terrible encore (espaces sauvages cultivés, perte des économies d’échelle, etc.).
Alors, il faudra réduire en moyenne la consommation de viande. C’est la nécessaire « dérive végan ». Dérive car un monde entièrement végan n’est pas pour demain. Toutefois, on peut imaginer une tendance à la réduction sur le temps long. En attendant, si nombre de pays réduisent un peu leur appétit en viande, nombre d’autres l’accroissent. Il en résulte une balance qui restera encore longtemps défavorable.
Mais est-il vraiment envisageable de tenir la soutenabilité écologique, dans les délais contraints par la catastrophe, malgré les mutations démographiques et les tendances contradictoires de consommation de viande au niveau mondial, sans viande artificielle ?
Un outil parmi d’autres, un outil nécessaire :
Il est absurde de rejeter la viande artificielle sous prétexte qu’un monde plus végan serait meilleur pour l’environnement. De même, il semble illusoire, sinon carrément faux, de penser qu’un élevage paysan peut être une solution à la pression carnée mondiale[12]. Mais les deux pistes sont utiles, et certainement complémentaires : tous les outils de réduction de consommation seront bons à prendre.
La viande artificielle n’est donc pas un cavalier de l’apocalypse[13], un complot des GAFA, ni le fruit d’un satanisme technologique. La technologie n’est pas mauvaise en soi, bien au contraire, et les défenseurs de l’agriculture biologique et des modes de consommation durables doivent considérer les enjeux planétaires avec l’esprit clair.
Terminons sur une analogie : la crise du COVID a permis de constater que laisser les avions et les voitures au garage avait un effet bénéfique immédiat sur la pollution. A la place, nous avons plus utilisé les outils de visio et de téléphonie. Mais ces outils sont de la haute technologie, souvent associés aux géants du numérique. Faut-il en conclure que la visioconférence et le téléphone sont des modes de communication artificiels et de ce fait diaboliques ? Est-il réaliste dès lors, pour sauver la planète et l’humain, de plaider pour ne plus faire redécoller les avions et à cette occasion d’exiger de revenir à des élevages « paysans » de pigeons voyageurs ?
Comme Ulysse, l’humanité est pleine d’astuces :
La viande artificielle est assurément une « ruse » géniale pour une humanité plus éthique et un accès plus égalitaire à la nourriture carnée. Une ruse parce que cela permettra certainement de diminuer la part de l’élevage industriel, de réduire son impact écologique, de pousser encore plus à s’interroger sur le rapport à l’animal et à la technologie. Tout en évitant d’aborder de manière frontale la question des habitudes culinaires[14] ou de l’accès aux ressources animales appelées à devenir rares. C’est également un outil indispensable pour un développement civilisationnel désirable, réaliste et soutenable.
[1] https://transhumanistes.com/manifeste-viridien-propositions-technoprogressistes-et-ecologistes/
[2]https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/12/02/singapour-autorise-la-vente-de-viande-artificielle-une-premiere-mondiale_6061926_3244.html?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1606914410
[3] https://twitter.com/J_Denormandie/status/1334185810074234882
[4]https://agriculturecellulaire.fr/faq/#Quel_est_l%E2%80%99impact_de_la_viande_cultivee_sur_l%E2%80%99environnement
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Viande_cultiv%C3%A9e#Histoire,_r%C3%A9sultats,_co%C3%BBts
[6] Dans Star Wars, le bacta permet de reconstituer les tissus endommagés
[7] https://paguremecha.com/2020/08/09/quel-impact-environnemental-pour-la-viande-cultivee/
[8] https://www.leap.ox.ac.uk/environmental-impacts-intensive-and-extensive-systems
[9] Voir notamment le retentissement politique des actions judiciaires des associations animalistes comme L214 ou OneVoice
[10] « Concernant la partie des créatures qui est vivante, bien que dépourvue de raison, un traitement violent et en même temps cruel des animaux est […] intimement opposé au devoir de l’homme envers lui-même, parce qu’ainsi la sympathie à l’égard de leurs souffrances se trouve émoussée en l’homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres hommes – quand bien même, dans ce qui est permis à l’homme, s’inscrit le fait de tuer rapidement (d’une manière qui évite de les torturer) les animaux, ou encore de les astreindre à un travail (ce à quoi, il est vrai, les hommes eux aussi doivent se soumettre), à condition simplement qu’il n’excède pas leurs forces ; à l’inverse, il faut avoir en horreur les expériences physiques qui les martyrisent pour le simple bénéfice de la spéculation, alors que, même sans elles, le but pourrait être atteint. Même la reconnaissance pour les services longtemps rendus par un vieux cheval ou un vieux chien (comme s’ils étaient des personnes de la maison) appartiennent indirectement aux devoirs de l’homme, à savoir au devoir conçu en considération de ces animaux, mais cette reconnaissance, envisagée directement, n’est jamais qu’un devoir de l’homme envers lui-même. » Kant, Doctrine de la vertu.
[11] http://www.cupy.fr/wp-content/uploads/inra-proteines-alimentation-humaine-et-animale.pdf
[12] A ce propos, nous avons contacté Madame Jocelyne Porcher de l’INRA et défenseuse de l’agriculture paysanne. Elle nous a malheureusement signifié que répondre à nos questions ne l’”intéresse pas spécialement”.
[13] On commence à entendre que les steaks “artificiels” seraient bourrés d’hormones : en réalité, il s’agit de donner le même taux d’hormones qui se trouve naturellement dans la viande ; hormones identiques aux hormones naturelles (Source : agriculture cellulaire france)
[14] Alternativement, une réponse à ce problème consiste à développer le “steak d’insectes”
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