Hyperhumanisme (4) : Epicure vs Protagoras 2.0
Ralentir le développement technologique pour réduire la domination ?
Publié le 5 novembre 2022, par dans « Question sociale »
Le développement des nouvelles technologies peut effrayer par les pouvoirs nouveaux qu’il met à notre portée. Un réflexe conservateur, appuyé sur un discours défensif “humaniste”, tente de freiner le principe même de l’innovation NBIC. Il conviendrait de modérer ou refuser la technoscience parce que ses fruits risquent d’être mis au service de la domination. Les exploiteurs, les dictateurs, voire le capitalisme comme système, vont être encore plus cruels armés des NBIC.
Technophobie ou cratophobie ?
L’argument du mauvais usage quasiment fatal des nouvelles technologies, notamment par les dominants (qu’ils soient d’ailleurs ceux des dictatures ou des parlementarismes occidentaux) est saisissant. Surveillance par reconnaissance faciale (1), traçage par puces ou smartphone, transparence de la vie privée, eugénisme étatique, police de la pensée, rééducation neuronale, pollution spatiale et colonialisme cosmique (2), etc. tout cela semble relever à la fois de notre réalité présente et de dystopies possibles.
Cet argument est répandu et accepté, non seulement pour sa pertinence propre, mais aussi parce qu’il existe des versions plus radicales encore de la technophobie, allant jusqu’à vouloir stopper (ou “dégrader”) par principe la recherche scientifique (3), et limiter l’usage des techniques jusqu’aux plus simples (4).
Mais observons l’objet de la crainte : la domination. Est-ce que la source de la domination est bien la technique ? Est-ce que le développement techno-scientifique va toujours de pair avec l’accroissement de la domination ?
Optimisme technologique et politique
L’idée d’un paléolithique idyllique contrastant avec l’accroissement de la domination de l’homme par l’homme via les innovations techniques du néolithique (agriculture, urbanisme, pouvoir centralisé et théocratique, etc.) est régulièrement discutée (5).
Ce que l’on peut observer cependant, c’est qu’avec un niveau technique moins avancé que le nôtre – par exemple Egypte antique, empire aztèque, sociétés féodales, Russie du XIXeme siècle – il était possible de connaitre des servitudes abominables. L’esclavage, les inégalités de pouvoir radicales étaient appliqués à des masses qui n’avaient pas vraiment de possibilités de se cacher du pouvoir.
Les progrès politiques comme l’habeas corpus, le syndicalisme, les droits humains, la perspective égalitaire peuvent difficilement être réduits à un élément technique, ou à l’absence de vidéosurveillance. Il semblerait plutôt que cela s’enracine dans l’imaginaire politique des sociétés, qui – sans qu’elles soient forcément des conditions suffisantes ou nécessaires – s’étaye et se voit facilité par les innovations techniques permettant un accroissement de la production (6) et du bien-être.
Le paradoxe de la protection technophobe contre la domination
Cela nous semble erroné et largement contrefactuel, mais accordons foi une minute à l’idée que la technologie est toujours un instrument au service de la domination, que le développement technique entraîne systématiquement un accroissement de la domination.
Dès lors, il convient de penser que les dominants ont intérêt au développement technologique. Or, comme ils sont dominants, ce sont eux qui prennent les décisions, qui manipulent l’opinion, qui verrouillent les mouvements sociaux.
En conséquence, les dominants vont décider de poursuivre voire accélérer le développement technologique. L’efficacité de leur domination va augmenter mécaniquement, et rendant possible une accélération de l’innovation technique dans un cercle vicieux.
Comment penser qu’un militantisme anti-technique puisse être efficace, ou plus efficace qu’un militantisme politique ? A plus forte raison lorsque des progrès techniques directement bénéfiques à la vie de chacun sont immédiatement visibles et accessibles aux populations. Songeons au versant médical et sanitaire : assainissement, accès à l’eau potable, techniques de dépistage, augmentation de l’espérance de vie, traitement des maladies, etc.
Là est le paradoxe : si nous pouvions avoir la puissance d’influer le cours des choses humaines (et c’est le principe de la politique) au point de pouvoir contrôler le développement technologique – malgré la domination effective qui s’en nourrit – il serait bien plus raisonnable de s’attaquer à la domination elle-même et d’user de manière responsable de la technologie. Se mobiliser pour tolérer la domination à un niveau technologique du XXème siècle ou même de l’Égypte antique n’est assurément pas convaincant.
Epicure 2.0, les Fremen, les FARC
On associe à Epicure la maxime selon laquelle pour vivre heureux il faut vivre caché, retiré dans le jardin. Pourquoi pas, mais cette possibilité de retrait ne se paye-t-elle pas de l’inoffensivité politique ? Et quand bien même, n’est-elle pas toujours au final soumise à l’approbation des dominants ?
Si les dominants n’entendent pas nous laisser vivre, s’ils veulent nous surveiller ou faire de nous des esclaves, le retrait sera inefficace. Car, se cacher où ? Dans la forêt, dans des grottes au milieu du désert, dans des communautés dissidentes paramilitaires ?
Et pour attendre quoi ? Que l’hubris technicienne des dominants conduise à quelque catastrophe qui détruise le monde et la domination avec. Il s’agit d’une attente apocalyptique de type collapsologiste. Son pendant optimiste est l’accélérationnisme : le développement accéléré de la tendance actuelle générerait la Singularité. Ceci provoquerait une disruption brutale et radicale. Cela entraînerait une modification profonde de l’idée même d’individu et d’espèce humaine. Les tendances à la domination et à la cruauté seraient emportées. En somme, il s’agit là de deux manières de gérer un sentiment profond d’impuissance politique.
Protagoras 2.0, l’AFT, la démocratie
L’autre option serait celle de Protagoras le sophiste : l’homme est la mesure de toute chose. L’homme est responsable de ce qu’il crée. Il doit pouvoir user des artifices et des techniques pour améliorer sa pensée et faire entendre sa voix. Cette voix du citoyen, par principe et par “nature” égale en valeur et en dignité à celles des autres. Le choix final, l’orientation collective, politique dans laquelle chaque individu s’insère et qui le conditionne largement, relève de la discussion libre et de la décision majoritaire (7).
La démocratie implique l’activité politique des citoyens et un façonnement de celui-ci. L’éducation est aussi un ensemble de techniques. Le développement technologique n’est pas, par nature, incompatible avec l’autonomie politique, bien au contraire.
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Notes :
- Ma femme a du crédit : documentaire sur le crédit social en Chine https://www.youtube.com/watch?v=Jt2HA7jfzj8
- Voir la réflexion d’Aurélien Barrau, minute 37 https://www.youtube.com/watch?v=94IxSYo5wtM Pour une critique de Barrau, https://transhumanistes.com/aurelien-barrau-transhumanismes-critique-bioconservateur/
- Grenoble semble actuellement à la pointe dans ce domaine avec notamment le collectif Pièces et main d’oeuvre, ou ce colloque universitaire https://lundi.am/Colloque-Faut-il-continuer-la-recherche-scientifique
- On pense ici à Gregory Bateson, un des pères de la cybernétique, qui craignait la réduction de notre vision à des “arcs partiels” qu’entraînerait la poursuite de buts conscients. Il faisait preuve d’auto-dérision en affirmant que le fromage était la seule innovation acceptable.
- Quelques grands noms du débat (à titre indicatif et sans hiérarchie) : Pierre Clastres, Marshall Sahlins, Philippe Descola, Yuval Noah Harari, David Graeber.
- A près de 2000 ans d’intervalle, citons Aristote “si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves” et celle que l’on prête à Lénine “Le socialisme, c’est les soviets plus l’électricité”
- L’AFT-Technoprog plaide en ce sens https://transhumanistes.com/position-officielle-de-laft-nouveaux-modes-de-participation-politique-et-sociale/