Notes de lecture sur : Éric Fourneret, Le cerveau implanté

Dans cet ouvrage, Éric Fourneret se réfère beaucoup au transhumanisme. Comment le présente-t-il, et pourquoi ?

Publié le 27 février 2024, par dans « Homme augmentéRisques »

Éric Fourneret, Le cerveau implanté (Penser l’Homme à l’ère des implants cérébraux), Hermann, 2022.


Éric Fourneret est un philosophe ouvert, comme j’aimerais en croiser plus souvent. Par ailleurs, c’est un homme qui aime aller au bout des choses et au contact des humains dont il parle. Pour ces divers ouvrages sur la fin de vie, il a travaillé dans les hôpitaux au plus près des équipes de soins palliatifs. Cet ouvrage sur les implants cérébraux a été écrit après qu’il a travaillé au sein de l’équipe NeuroTech du laboratoire Grenoble-Institut des Neurosciences où sont développées des solutions d’implants neuronaux.

Par ailleurs, Éric Fourneret sait assez bien de quoi il parle lorsqu’il aborde les questions relatives au transhumanisme. En effet, nous avons eu l’occasion de dialoguer avec lui lors d’un entretien dans le cadre de la chaîne de podcast sur YouTube, The Flares : « Réflexions transhumanistes sur l’euthanasie et suicide assisté ».

Or, il s’avère que, dans cet ouvrage sur les neuro-implants, l’auteur fait assez souvent référence au transhumanisme. Le terme apparaît dès le premier chapitre (« Le monde technologique de l’homme »), et se voit dédiée une sous-partie (VI. 1. « Les prismes du post- et trans-humanisme », p. 207.). On pourrait presque dire qu’il s’appuie sur le transhumanisme, en partie pour le repousser, en partie pour se donner de l’élan.

De fait, tout au long du livre, je relève des points d’achoppement, et d’autres de rapprochement. Et c’est ce que je vais exposer ici. Je ne vous donnerai pas un compte-rendu détaillé du livre. La table des matières vous en donnera un aperçu. Je vais plutôt mettre en exergue certaines de mes notes.

De la nature humaine

Un des aspects de cette intéressante réflexion, c’est qu’elle se positionne assez nettement contre l’ancienne tradition du fixisme naturaliste. Certes, il est fait référence à l’idée qu’il existerait un « état fonctionnel authentiquement humain » (p. 41). Or, « authentiquement humain », signifie « incontestablement humain ». Est-ce à dire que l’auteur saurait nous dire ce qu’est cet « incontestablement humain » ? Heureusement, il ne s’avance pas sur ce terrain-là. Au contraire, à bien des reprises, il admet que <<la vérité s’appréhende dans les fluctuations plus que dans les certitudes.>> (p. 43). De même, concernant la nature humaine, il sait « qu’il n’y a plus beaucoup de penseurs en philosophie aujourd’hui qui se risquent à la définir » (p. 62). En fait, arrivé au tiers de son travail, il abat ses cartes : <<Il n’existe pas de nature humaine, puisque l’Homme est un animal comme les autres, voire une réalité de la nature comme une autre, alors il n’y a pas lieu de penser qu’un développement technologique, quel qu’il soit puisse affecter la nature humaine, quand on l’implante dans le corps, fut-il dans le cerveau. Au moins pour une raison : on ne peut pas altérer ce qui n’existe pas.>> (p. 122)

De même, il reconnaît que les interfaçages humain-machine, et notamment l’usage d’implants, aboutissent de fait à des personnes hybrides. Il parle d’une « nouvelle altérité » : <<Il est aisé de comprendre que les personnes dont le cerveau serait hybridé avec des implants électroniques seraient des mixtes, à des proportions inégales entre le naturel et l’artificiel, mais des mixtes tout de même entre des substances qu’on croyait clairement distinctes.>> (p.58), mais exprime la crainte que les personnes ainsi soignées ne « basculent du côté du monstrueux, du hors-norme » (p. 128). Je remarque ici qu’il néglige de rappeler que le monstrueux est toujours une construction sociale qui vient de la part de ceux qui montrent.

Tout intéressant qu’ils soient, je choisis de passer ici les considérations philosophiques sur les grandes questions, sur le propre de l’Homme ou sur l’importance des vertus, comme sur la méthode scientifique, ou encore sur le contexte économique et politique dans lequel s’inscrit le débat sur les implants neuronaux. Concernant les explications techniques, cependant, je signale que les méthodes décrites par l’auteur sont celles du NeuroTech Lab de Grenoble, dont les modes d’implantation (comme ceux de CLINATECH ou de Neuralink) restent très lourds. Fourneret ne semblait pas connaître, à l’heure où il écrivait ce livre, la technologie beaucoup moins invasive expérimentée par Stentrode.

Du transhumanisme : entre validation et caricature

Ce qui va m’intéresser davantage, c’est la façon dont l’auteur parle des perspectives transhumanistes.

Par exemple, étudiant la possibilité de la cyborgisation, dont les implants sont l’une des composantes, il en vient à considérer celle-ci comme potentiellement souhaitable : <<On pourrait supposer que les êtres humains devront certainement évoluer en ne laissant plus leur évolution aux mains du hasard, ce qui semble déjà le cas d’une certaine façon. L’Homme devra accepter des interventions technologiques sur lui-même […]>> (p. 141). En creux, même s’il se défend à plusieurs reprises de  « faire le jeu » de nos projets, il reconnaît que les transhumanistes pourraient bien avoir raison. C’est encore le cas lorsqu’il argumente pour dire que le cyborg implanté ne perdrait pas nécessairement son identité humaine (p. 153). Il ne représenterait qu’une manière différente d’être humain (p. 166). Nous ne disons pas autre chose.

Mais les choses deviennent plus délicates lorsqu’il s’agit de décrire plus directement la pensée transhumaniste, ce qui est davantage l’objet du chapitre VI : « Le perfectionnement de l’être humain » (pp. 207-257).

Un exemple d’imprécision ressort de son analyse de la perspective du téléchargement de la pensée. En effet, avant de préciser discrètement que cela serait censé permettre de « se dupliquer presque à l’infini » et de « s’affranchir de sa matérialité biologique », il fait référence à Jean-Michel Besnier qui estime que l’objectif est « d’évacuer la question du corps ». Or, ce n’est pas du tout la même chose que de prétendre soit changer de support corporel, soit se débarrasser de tout corps. Seule l’interprétation de Besnier donne à penser que les transhumanistes nourriraient au fond des espoirs proprement métaphysiques, rejoignant la tradition gnostique.

Par contre, il me paraît être dans le juste lorsqu’il pense voir dans le transhumanisme une forme d’existentialisme, « en ce que le transhumanisme rejette l’idée d’une essence de l’Homme. » (p. 212), ou quand il analyse que ce que souhaitent les transhumanistes n’est pas une perfection mais un perfectionnement illimité.

D’un autre côté, je trouve des contre-vérités, comme lorsque l’auteur affirme : <<le post- et le trans-humanismes sont quantitatifs.>> (p. 215), ou d’étonnantes contradictions, quand – alors qu’il a affirmé à maintes reprises qu’il n’y avait pas de « nature humaine », il reprend de multiples fois cette expression. Les transhumanistes, nous dit-il, recherchent une amélioration « de la nature humaine » (p. 216) ou à « s’affranchir des limites de la nature humaine » (p. 221). Comment s’affranchir de quelque chose qui n’existe pas ?

On sent aussi une contradiction dans l’effort qu’il fait pour affirmer que, pour les chercheurs et les médecins, les implants n’ont pas pour objectif une amélioration continue alors que les transhumanistes recherchent le « perfectionnement illimité ». « le dispositif artificiel est parfait lorsqu’il répond adéquatement aux besoins de la personne en situation de handicap » écrit-il. Mais qui ou quoi définit les limites de ces besoins ou celles du handicap ? Comment les équipes médicales et techniques répondraient si une personne concernée, pour satisfaire ses besoins, en demandait encore ?

D’autre part, il est un peu rapide de reprendre les critiques qui assurent que le transhumanisme conduiraient à une aggravation des inégalités ou à une détérioration des relations interpersonnelles en se référant aux travaux d’auteurs comme Francis Wolf ou surtout Mara Magda Maftei. On connait auteurs plus mesurés. Frédéric Balmont a eu l’occasion de démonter que les réflexions de cette dernière sont marquées par des considérations qui touchent à ce que Raphaël Liogier a appelé un schizohumanisme [1]. Plus loin, parlant de contexte économique, il enfoncera le clou en reprenant la pensée de la philosophe Corine Pelluchon, selon laquelle « le transhumanisme a de commun avec le totalitarisme de vouloir transformer la nature de l’Homme. » (p. 274) Sic ?

Les difficultés s’accumulent lorsque l’auteur conclut cette partie en discutant la notion de progrès. Il a par exemple tendance à faire dire aux transhumanistes – tous les transhumanistes, qu’ils auraient une confiance excessive dans le progrès technique. Il rappelle que « le progrès technique n’est rien s’il ne s’accompagne pas d’un progrès social et éthique ». Mais quel transhumaniste conteste cela ? De la même manière, il estime que LES transhumanistes soutiendraient une morale où la liberté individuelle occuperait « la seule place qui compte ». Selon lui, « ils défendent une réduction radicale de l’autorité de l’État ». C’est là une vision bien réductrice, qui, chez un autre auteur, pourrait dénoter une méconnaissance du mouvement, mais qui ressemble ici à une volonté délibérée de masquer sa diversité.

Contraintes du bio-conservatisme ambiant

Enfin, il me semble qu’Éric Fourneret se trouve lui aussi contraint à jouer ce jeu ambigu où, pour faire accepter sa place au sein d’institutions a priori très bioconservatrices, il se sent obligé lui aussi de participer à la construction de l’épouvantail transhumaniste. Décrivant des opposants au transhumanisme d’une part comme « trop illuminés », et des transhumanistes, en face, comme rêvant d’un « monde enchanté », il cherche à montrer ainsi que lui se situe dans un entre-deux raisonnable (p. 257).

Je terminerais en reprenant un passage où E. Fourneret décrit une mésaventure qui lui est arrivée en travaillant à un projet éthique avec un labo français, anecdote que je trouve très significative. Il écrit :

<<Le projet posait la question de savoir comment les chercheurs, le grand public et des personnes en situation de handicap peuvent percevoir l’implantation d’un cerveau humain au moyen d’un implant intelligent». Parmi les nombreuses hypothèses examinées se trouvait la suivante : le fait d’implanter une personne avec un dispositif artificiel fonctionnant avec des réseaux de neurones biomimétiques pourrait être perçu comme « une transformation de l’être humain ». Cette idée de « transformation » a effrayé la fondation-financeur de projets. Elle craignait que le laboratoire d’accueil, si le projet était retenu, renvoie une mauvaise image de la science en laissant croire que ce type de neurotechnologie s’assimile au transhumanisme. Aussi, l’a-t-elle rejeté.>> (p. 294 : « 3.3. Un exemple de projet éthique refusé »).

Et le philosophe d’insister pour rappeler que de nombreuses études considèrent que, qu’on le veuille ou non, avec les implants cérébraux se produit une modification de la personne qui peut relever du transhumanisme. Pour espérer un financement, on l’a invité à « tourner différemment » son projet, ce que, dit-il, il a refusé.

Voilà qui semble expliquer une grande partie de la tonalité de l’ouvrage à l’endroit du transhumanisme. D’une part, l’auteur en sait, en réalité, plus que ce qu’il donne à en penser. Il connaît la diversité du mouvement. D’autre part, sur bien des points, il partage l’analyse des transhumanistes (par exemple encore lorsqu’il parle des vaccins [2]. Mais, évoluant dans un milieu souvent hostile ou effrayé par ces idées, où il s’efforce pourtant de faire entendre une voix originale, il donne l’impression de se sentir obligé de noircir le tableau.

Ce ne serait pas le premier. De Guy Vallancien (Homo artificialis – Plaidoyer pour un humanisme numérique, 2017) à Jean Mariani (Ça va pas la tête ! : cerveau, immortalité et intelligence artificielle, l’imposture du transhumanisme, 2018), on trouve plusieurs scientifiques, notamment dans le champ des biotechnologies, pris dans des contradictions insolubles entre leur ouverture personnelle et le conservatisme des milieux où ils évoluent. Reconnaissons à Éric Fourneret son important travail, œuvrant à ce que les lignes bougent.

NOTES :

[1] voir l’article de Frédéric Balmont « Notes de lecture : Fictions posthumanistes : représentations littéraires et critiques du transhumanisme ».

[2] Il écrit : << le vaccin ne s’apparente pas à un traitement mais à une technologie d’augmentation de la résistance de l’organisme biologique (p. 233)>> Je ne dirais pas mieux.


Table des matières

  • Préface d’Emmanuel Hirsch
    Introduction
  • Partie I : Vivre et si possible vivre bien
  • Chapitre I : Le monde technologique de l’Homme
    Une vérité impitoyable
    Habiter le monde, au risque de le perdre
    Habiter le monde avec un handicap
    Rapprocher la réflexion de la vie
  • Chapitre II : Repousser les limites du handicap
    Les interfaces neuronales
    Les interfaces neuronales ont besoin de l’esprit
    Vers l’hybridation du cerveau humain
    Sur fond d’une vielle question philosophique : qu’est-ce que l’Homme ?
    Une autre ancienne question : qu’est-ce que la vie bonne ?
  • Chapitre III : Intervenir technologiquement sur le cerveau
    De la mathématisation du réel à l’exploration du cerveau
    La déconstruction du cerveau par les neurosciences
    Le modèle matérialiste
    L’aide aux patients
    La dimension anthropologique des interfaces neuronales
  • Conclusion de la première partie
  • Partie II :  Vivre et si possible, vivre mieux
  • Chapitre IV : La nature humaine
    Peut-on parler de la nature humaine ?
    Du propre de l’Homme
    L’Homme, un vivant comme les autres
    Les neurones artificiels biomimétiques
    La dualité « naturel/artificiel »
    La cyborgisation de l’Homme
    Avoir un implant cérébral, est-ce cesser d’être humain ?
    La problématique de l’appropriation
  • Chapitre V : La lecture des pensées
    Le fantasme de lire l’esprit
    Les dispositifs neurotechnologiques de « lecture »
    Les réserves face aux lectures de l’esprit
    La « pensée neuronale »
    Les implants cérébraux ne lisent pas l’esprit
  • Chapitre VI : Le perfectionnement de l’être humain
    Les prismes du post- et trans-humanisme
    Les modèles des fonctions humaines augmentées
    Le perfectionnement illimité
    Thérapeutique versus amélioration, augmentation
    Le modèle de la compensation et celui de l’apprentissage amélioré
    Le progrès en question
    Le progrès comme sens de l’Histoire
  • Conclusion de la deuxième partie
  • Partie III : Vivre et si possible, vivre en paix
  • Chapitre VII : La légitimité de l’éthique en question
    Un contexte culturel particulièrement difficile
    La réflexion éthique à l’épreuve du progrès technologique
    Poursuivre le « tournant empirique » de l’éthique
  • Chapitre VIII : Les implants cérébraux hybrides comme objets-relationnels
    Des êtres humains et des objets
    Neurotechnologies et philosophie
    Neurotechnologies et société
  • Chapitre IX : Former les esprits
    Pour une méthode de penser  inspirée du « pragmatisme »
    La responsabilité à l’égard des voisins sans visage
    L’engagement éthique
    Les vertus : de l’importance de la délicatesse
  • Conclusion de la troisième partie
  • Conclusion
Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus