Notes de lecture : Fictions posthumanistes : représentations littéraires et critiques du transhumanisme.

D'où viennent toutes ces idées folles ?

Publié le 20 septembre 2023, par dans « Question sociale »

En solo cette fois, Mara Magda Mafteï publie un livre1 dédié à la mise au jour d’une nouvelle forme littéraire : la fiction posthumaniste. A la fois académique et personnel, l’ouvrage est écrit avec autant de clarté que de sincérité, rendant sa lecture intense et agréable. Mais  il nous interpelle d’abord par ses prises de position véhémentes à l’endroit du transhumanisme – autrement dit la domination de la technoscience au détriment de la dignité humaine – et du métarécit posthumaniste (technoscientifique) qui l’accompagne. C’est bien pourquoi, concernant le cœur de la démarche – le débat littéraire à proprement parler – nous nous contentons de renvoyer aux quelques notes que nous avions proposées précédemment, et, par exemple, aux  recensions de Jean-Yves Goffi, de Jean-Michel Besnier et de Emmanuel Picavet.

Un Golem, dangereux et monstrueux.

Le transhumanisme, à en croire l’analyse de Mara Magda Mafteï – souvent illustrée par son corpus – serait essentiellement destructeur. Continuité de thématiques mythiques et de désirs excessifs, déjà en germes voire déjà portés par l’humanisme, le transhumanisme serait particulièrement dangereux du fait de la puissance technologique bien réelle qui, tous les jours, s’ancre davantage dans nos vies. Refaire notre condition, refaire l’homme, évidemment pour le pire : la terrible histoire de « l’homme nouveau » est maintenant augmentée du « nouvel homme nouveau ».

D’abord, une dégradation ontologique : le corps (détesté, gnostique ?) est mathématisé, médicalisé, contrôlé, asservi à un esprit lui-même distordu. Les deux dimensions – somatique et psychique – sont prises dans une boucle où la spontanéité, les émotions et l’ouverture à  autrui sont ratatinées et indésirables. 

Pour le bénéfice de qui, ou de quoi ? D’un système de surveillance généralisé, d’une société de contrôle, du néolibéralisme et de la biopolitique. En résumé, pour une sorte de totalitarisme, machine à capter les ressources au bénéfice des grands groupes, dont l’acronyme, en lettres quasi cabalistiques, anime le Golem capitaliste : GAFAM. Une dépression politique, donc2.

Quant à l’éthique, non moins outragée, elle ne peut que plier le genou face à l’uniformisation Tik Tok, aux algorithmes, aux automatismes qui nous optimisent et nous désintègrent socialement. En échange de quelques méchants plaisirs et de fallacieux sentiments de sécurité, l’intersubjectivité devient une dérision3. Notre moi numérique étend son empire. Pour le dire à la manière de Jean-Michel Besnier, on prostitue le symbole et le signe au signal et au chiffre.

Objections internes.

Pourtant, dans Les récits du posthumain4, dirigé par la même Mara Magda Mafteï, on avait pu lire des thèses moins radicales. Annie Hourcade, s’appuyant sur l’éthique des vertus d’Aristote, nous proposait d’envisager les technologies contemporaines comme des outils qui, bien utilisés, peuvent augmenter l’autonomie et l’excellence humaine (simulation, réalité virtuelle, pharmacologie, génie génétique, etc.)5. Edouard Kleinpeter, après une critique pourtant sans concession des rapports entre transhumanisme et capitalisme, concluait ainsi : “L’exposition ici faite de points d’ancrages théoriques communs entre capitalisme et transhumanisme n’implique nullement que, si l’on prend la question à rebours, un discours de type transhumaniste ne pourrait pas exister dans une société non capitaliste6.”

Pas convaincue, Mara Magda Mafteï écrit, par exemple : «L’avantage du cerveau humain, c’est qu’il a la capacité de s’adapter, de s’opposer, de fabriquer des émotions, ce qui manquerait, dans l’état actuel des connaissances, à un cerveau artificiel. Ce dernier correspondrait en revanche à la politique transhumaniste qui réactive le néo-scientisme.» (p.81). “Nous assistons en conséquence à l’autonomie de la technique, mais aussi à une crise de la parole humaine sur l’ancien modèle du nazisme qui avait donné au langage une nouvelle dimension suite à la pratique de l’eugénisme : langage codifié (la Shoah) et aussi obsession de tout codifier (la machine de Turing justifiant ainsi son utilité).”(p.82) “Exterminer l’ancienne espèce humaine afin d’obtenir le posthumain est en définitive un processus d’artificialisation de l’Homme qui commence par le nazisme, mais aussi par le goulag.” (p.90)

Au nom du Père (dont on s’est) défié : le schizohumanisme.

On pourra donc se demander sur quoi cette critique se fonde, tant elle semble éloignée des discours transhumanistes, notamment francophones. C’est le christianisme et sa vision dualiste qui vient d’abord à l’esprit. Lorsqu’on perçoit la coloration des fictions posthumanistes de François-Régis de Guenyveau et de Jean-Gabriel Ganascia, leurs critiques de la gnose comme du réductionnisme transhumaniste, on se convainc de tenir une piste. L’homme nouveau du christianisme y est distingué avec un soin suspect du nouvel homme nouveau transhumaniste : le corps glorieux spirituel n’aurait rien à voir avec la numérisation de l’être. On imagine que les circuits informatiques sont dépourvus de la profondeur et de la puissance surnaturelle du souffle divin.

Mais non, il ne s’agit pas vraiment de cela. Notre hypothèse tombe car Mara Magda Mafteï porte aussi la critique sur les religions, leurs visions de l’homme nouveau et leurs aliénations. C’était à prévoir d’ailleurs : l’expression des émotions, l’égalité politique, l’épanouissement de créativité individuelle à l’époque féodale étaient assez relatives malgré l’absence de technologie NBIC, non ? 

On ne trouve pas de dogmatisme, ni même d’option métaphysique claire chez Mara Magda Mafteï. Alors que reste-t-il ? Que reste-t-il pour fonder la dignité et la subjectivité humaine de sorte qu’il soit possible de faire échec au transhumanisme ?

Mobilisons ici le concept de schizohumanisme7, introduit par le philosophe Raphaël Liogier.  Il semble apte à cracker le mystère de ces Fictions Posthumanistes.

Que ce soit le corps, les émotions, la créativité, l’authenticité, le symbolique, la liberté, la subjectivité, l’esprit, la raison, etc. toutes ces notions ont en commun de ne pas être à l’abri d’une appréhension cybernétique,  tant décriée par Mara Magda Mafteï. Or, qu’est-ce qui les mettrait à l’abri ? C’est ce qui ferait leur caractère qualitatif, «spirituel/surnaturel/substantiel» et irréductible.  Mais cela n’est pas assumé, pas cru, pas pris réellement au sérieux. En effet, le coût métaphysique de cette assomption serait trop lourd pour la mentalité contemporaine. Ces notions (l’humanisme classique8 se fondait d’ailleurs, peu ou prou, sur certaines d’entre elles) sont utilisées,  certes, mais sont fondamentalement dévitalisées. C’est cela le schizohumanisme : faire « comme si ». Comme si on y accordait foi, alors qu’il n’en est rien, ou si peu. On assiste au final à  une défense du corps tel qu’il est – le fameux fétichisme morphologique – aboutissant à une «éthique palliative». Et le manque de foi se compense par plus de virulence.

Il devient ainsi possible d’expliquer les généralisations parfois risquées et les biais de confirmation qui parsèment les critiques du transhumanisme.

Schizohumanisme: est-ce là le fin mot de la perspective de Mara Magda Mafteï ? Certainement pas, mais il est vrai que les passages les plus unilatéraux s’éclairent alors d’une manière saisissante.

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  1. Mara Magda Mafteï, Fictions posthumanistes Représentations littéraires et critiques du transhumanisme. Hermann, Paris, 2022. ↩︎
  2. « L’homme posthumain, résultat d’un néolibéralisme à effigie totalitaire,  n’est pas autonome, mais prisonnier d’une société de surveillance, animé par la névrose de vouloir prolonger sa vie. La peur de mourir l’assujettit à l’idéologie transhumaniste », Op. Cit. p.89 ↩︎
  3. N’y a-t-il pas là un glissement générationnel ? Les lieux de sociabilité de jadis (par exemple, les bistrots en France ou les diners/dancings aux Etats-Unis) n’étaient-ils pas eux aussi soutenus par une industrie (l’alcool, le tabac) spécialiste de la dopamine et de l’optimisation de l’attention/addiction, avec des méthodes certes plus empiriques mais tout aussi chiffrées ? ↩︎
  4. Mara Magda Mafteï et Dominique Viart (dir.), Les récits du posthumain, Presses Universitaires du Septentrion, 2023. ↩︎
  5. Annie Hourcade Sciou, “Transhumanisme et éthique des vertus”, in Les récits du posthumain, pp.85-95. ↩︎
  6. Edouard Kleinpeter, “Le transhumanisme et la nouvelle logique du capitalisme contemporain”, in Les récits du posthumain, p.107. ↩︎
  7. Le schizohumanisme serait un humanisme défendu par des philosophes et éthiciens conscients de ne pas pouvoir isoler scientifiquement l’humain de ses proches parents (animaux d’un côté, IA de l’autre) mais qui maintiennent malgré tout une distinction par habitude et mauvaise foi, de manière plus ou moins consciente. On peut noter ici que le terme schizo-humanisme (fondé sur le terme “schizo-” induisant une séparation, dissociation) est tout à fait applicable ici mais ne manque pas de résonner comme une attaque psychophobe par son évocation de la schizophrénie – or dans la schizophrénie, les malades ne sont pas conscients de l’incohérence de leurs discours… non pas par manque de connaissances (ni par “manque” de foi), mais par incapacité. ↩︎
  8. D’ailleurs, on a parfois l’impression que Mara Magda Mafteï ne récuserait pas toutes les continuités entre humanisme classique et transhumanisme, notamment via l’idéologie exacerbée du progrès, ce qui peut encore lui faire prendre une distance critique envers cette “foi” humaniste.  ↩︎
Trésorier et porte-parole de l'AFT-Technoprog. Auteur notamment de "Transhumanisme: la méditation des chiens de paille", accessible sur ce site.