Le revenu universel, une idée d’extrême-droite ? Six erreurs de Laurent Alexandre

Une petite vidéo fait le buzz sur les réseaux sociaux, affirmant que le revenu universel serait "une idée d'extrême-droite" qui mènerait droit à la catastrophe. Et si le vrai danger était en fait l'idéologie du travail ?

Publié le 27 novembre 2017, par dans « Homme augmentéIntelligence artificielleQuestion socialetranshumanismeTransition Laborale »

Dans le paysage médiatique français, Laurent Alexandre est devenu une figure notoire lorsqu’il s’agit de parler des enjeux du 21e siècle. Il affectionne les formules « choc ». Sur ce plan, sa dernière en date ne déçoit pas : le revenu universel serait « une idée d’extrême-droite ». Voir cette petite vidéo, qui s’est beaucoup partagée sur les réseaux sociaux.

Pour rappel, le revenu universel est l’idée de donner à chaque citoyen une somme fixe par mois, sans contrepartie, permettant de subvenir à ses besoins essentiels. Une idée qui tend à devenir populaire à l’heure de l’automatisation massive des emplois par l’intelligence artificielle : chacun aurait alors de quoi vivre « quoiqu’il arrive », et travailler deviendrait un bonus, une option. Pour en savoir plus, voir le site très complet du Mouvement Français pour un Revenu de Base.

Que reproche Laurent Alexandre au revenu universel ? Laissons de côté l’expression « extrême-droite », et concentrons-nous sur le raisonnement :

  • L’intelligence artificielle va mettre au chômage les « gens les moins doués » (selon sa propre expression).
  • Nos politiciens, n’ayant pas le courage de réformer l’éducation, vont mettre ces gens au revenu universel, en leur donnant de quoi manger et se loger.
  • Pendant ce temps, les 10-15% « plus doués » vont décider de l’avenir du monde, alors que les autres ne seront plus bons à rien sur le marché du travail.
  • Cela conduira à une situation révolutionnaire de type 1789.

Face à cela, un seul remède selon lui : la formation, la formation et la formation. Nous devons moderniser l’éducation afin de permettre à ces gens de « rester compétitifs » à l’heure de l’IA. Ce raisonnement est développé plus en détail dans son dernier livre, « La guerre des intelligences », que j’ai pris la peine de lire.

Je pourrais me contenter de ne pas être d’accord, mais il se trouve que tout cela n’est pas innocent. En effet, Laurent Alexandre murmure à l’oreille des puissants, et des figures importantes du gouvernement Macron partagent son diagnostic et sa prescription (dans les grandes lignes). On peut citer Mounir Mahjoubi, ministre du numérique, ou encore le célèbre mathématicien Cédric Villani, chargé de remettre un rapport sur les enjeux de l’IA début 2018. Ainsi, si son analyse se révélait erronée, cela pourrait avoir des conséquences graves sur les choix politiques à venir.

J’ai relevé ce qui me semblent être six erreurs dans son analyse. Que cela ne soit pas vu comme une attaque personnelle, mais comme un point de vue alternatif visant à alimenter le débat.

 

Erreur numéro 1 : Se croire à l’abri de l’automatisation

Dans la vision de Laurent Alexandre, il y a les « doués » et les « moins doués ». Les premiers sont les « geeks », les « Mozarts de la data » – qui, selon lui, seront « comme des poissons dans l’eau » dans le monde qui s’annonce, et n’auront aucun mal à être « complémentaires de l’IA ». Et puis il y a les autres, les « gens pas très doués », qui seront « balayés » par le tsunami d’automatisation qui s’annonce.

Et si le fait d’être « doué » ne protégeait pas de l’automatisation ? Et si cela ne donnait, tout au plus, que 5 ou 10 ans de répit, avant d’être « balayé » à son tour ?

Pour être « compétitif face à l’IA », il faut savoir faire certaines choses mieux qu’elle. Or, l’IA s’attaquant au dernier bastion de l’humain (notre cerveau), nous serions mal avisés de nous croire « irremplaçables » pour quelque tâche que ce soit.

Dans son livre, Laurent Alexandre dresse un état des lieux avec une froideur méthodique de chirurgien. Mais vers la fin, il devient soudain « lyrique », en évoquant des qualités supposément exclusives à l’humain : l’éthique, la philosophie, la grande gastronomie… Comme si cela relevait, au fond, d’une « essence » différente. On connaît la chanson : le jeu d’échec est le summum de l’expression de l’intelligence humaine. Oups ! Je voulais dire, le jeu de Go. Ah non, pardon…

A l’époque où des choses réputées impossibles deviennent possibles, il est dangereux de se croire invulnérable sur certains points. Cela nous empêche d’anticiper certains scénarios, et donc de nous y préparer.

 

Erreur numéro 2 : Sacraliser le travail

Dans la réflexion de Laurent Alexandre, il faut « rester compétitif » sur le marché du travail, point barre. C’est un postulat de base. Tous nos choix politiques doivent être orientés vers ce but.

La personne « pas très douée » bénéficiant d’un revenu universel, quant à elle, sera forcément oisive et malheureuse. Elle passera ses journées devant la télé-réalité ou sur Snapchat, en s’empiffrant de beurre de cacahuète (pour citer un autre de ses discours).

Pour quelqu’un qui juge le revenu universel comme étant « d’un mépris incroyable » pour les classes populaires, il fait ici preuve d’un mépris (de classe ?) absolument hallucinant envers ceux qu’il prétend défendre.

Je peux toutefois lui donner un point. En effet, quand on vous conditionne depuis l’enfance à l’idée que le travail c’est la vie, que le travail est tout, que nous sommes nés pour travailler et qu’il n’y a point de salut au-delà du travail… Quand on a subi ce lavage de cerveau, donc, et qu’on perd brutalement son emploi, on a effectivement toutes les chances de tomber dans l’oisiveté et dans la dépression.

C’est toutefois beaucoup moins vrai pour la jeune génération, habituée précocement à « galérer » pour obtenir des petits boulots précaires et sans avenir. Quand vous êtes dans cette situation, vous comprenez très vite que vous ne pourrez pas vous accomplir par le travail, et qu’il faudra le faire par d’autres moyens. En lisant, en voyageant, en créant, en rencontrant des gens, en s’investissant dans des associations… Pour cette jeune génération, un revenu universel serait une véritable libération.

Je ne saurais trop conseiller à Laurent Alexandre la lecture du livre « Sans Emploi » de Raphaël Liogier, qui déconstruit la « religion du travail » et les mécanismes psychologiques qui la sous-tendent. Comme dit Liogier : « Nous entrons dans une économie d’abondance qui bouleverse la condition humaine, mais dont nous ne savons pas voir la puissance libératrice. »

Par ailleurs, il est surprenant d’entendre ce genre de propos de la part d’une personne qui consacre une part importante de son temps à écrire des livres et à donner des conférences – autrement dit, des activités situées tout en haut de la pyramide de Maslow, et dont la motivation n’est clairement pas de « rester compétitif » sur le marché du travail. Et pourtant ! N’est-ce pas beaucoup plus important, à titre personnel ?

Le véritable mépris, au fond, c’est de considérer que seule l’élite, la « crème de la crème », peut s’épanouir dans ce type d’activités. C’est factuellement faux, et ce, dès aujourd’hui.

Laissons le travail aux machines, et consacrons-nous à la vie et aux projets. Cela, à défaut d’être simple à réaliser, devrait tout du moins être considéré comme un horizon, un idéal – et pas être écarté d’entrée de jeu avec mépris.

 

Erreur numéro 3 : Opposer revenu universel et formation

Dans le raisonnement ci-dessus, dès lors que vous êtes au revenu universel, vous abandonnez brutalement toute velléité de formation, et sombrez dans la télé-réalité et la consommation compulsive de beurre de cacahuète (encore une fois, je cite…).

Signalons déjà que ces deux activités (la procrastination télévisuelle et l’« alimentation de réconfort ») sont souvent la conséquence d’un emploi stressant, qui pousse à se réfugier dans des choses simples et rassurantes. Signalons ensuite qu’un revenu universel serait, au contraire, une formidable opportunité de reprendre des études et de se former à nouveau. Beaucoup de gens en rêvent mais ne le font pas, car il faut bien payer le loyer et la nourriture.

A cela, il faut ajouter une petite touche de psychologie inversée. Si vous sentez que la société veut vous faire travailler contre votre gré, vous résisterez par tous les moyens, et trouverez même une forme de valorisation dans cette résistance. Mais si on remplace le bâton par la carotte… alors travailler n’est plus une contrainte, mais un moyen de se valoriser socialement. Les diverses expérimentations sur le revenu universel montrent que seule une minorité de gens renonce à travailler, se former ou avoir des projets.

 

Erreur numéro 4 : Croire que la formation résoudra tout

Laurent Alexandre l’écrit noir sur blanc à la fin de son livre : le chômage de masse actuel, ce n’est QUE la conséquence de nos mauvais choix politiques, notamment en matière de formation. Autrement dit : si nous avions un système de formation idéal, il n’y aurait plus de chômage. Problème résolu.

On est là encore face à une certitude dangereuse : celle que nous parviendrons toujours à être « compétitifs face à l’IA », quoiqu’il arrive. Soit en étant « naturellement doués » (voir l’Erreur numéro 1), soit en ayant une formation optimale.

Corollaire : comme la formation solutionne tout, si nous investissons dans la formation, nous n’avons même pas besoin d’envisager le cas où certaines personnes ne trouveraient toujours pas d’emploi (et donc, de revenu). Si elles ne trouvent pas d’emploi au terme de ces formations, on considérera qu’elles ne veulent pas se « donner les moyens de réussir ». Et donc, d’une certaine manière, qu’elles méritent leur sort.

Il serait intéressant de savoir quelle miettes Laurent Alexandre daignerait laisser à ceux-là, puisqu’il faut visiblement les protéger du revenu universel pour leur propre bien. Aura-t-on la miséricorde de leur laisser de quoi manger ?

 

Erreur numéro 5 : Confondre savoir et pouvoir

Selon Laurent Alexandre, on risque d’aller vers une société où seuls 10 ou 15% des gens auront le pouvoir. Je trouve cela très optimiste : ceux qui ont un réel pouvoir aujourd’hui sont sans doute plus proches de 1%, voire d’un pour mille !

Certes, les CEOs de la Silicon Valley sont des « geeks », et il est tentant de penser que l’avenir appartient aux Mozarts du numérique. Mais il faut également garder à l’esprit qu’ils ne sont qu’une infime minorité. Il y a peut-être, dans leurs entreprises, des gens intellectuellement aussi brillants qu’eux, mais qui n’ont aucun pouvoir de décision. A l’opposé, on trouvera sans mal des gens plus doués et compétents que ceux de l’administration Trump… mais qui n’auront pas le centième de leur pouvoir ou de leur influence.

Qu’on se rassure donc : sauf changement de société majeur, le citoyen lambda n’aura de toute manière aucun pouvoir, qu’il soit « économiquement compétitif » ou pas. Mais s’il avait un jour un réel pouvoir, ne faudrait-il pas plutôt le former à prendre les bonnes décisions, plutôt qu’à courir après l’IA ?

 

Erreur numéro 6 : Se méprendre sur les causes d’une révolution

Si l’on instaure un revenu universel, donc, nous aurons « une révolution ». « Mais pas une révolution comme en 1968 : une révolution comme en 1789 ! »

Il est utile de rappeler qu’avant 1789, il y a eu plusieurs années consécutives de mauvaises récoltes, et que par conséquent, les gens avaient faim. On ne fait pas la révolution « comme en 1789 » lorsqu’on a un logement, une situation stable, des relations sociales épanouissantes et le ventre plein. Même dans la vision caricaturale de Laurent Alexandre, on voit mal comment on passerait soudain de la télé-réalité et du beurre de cacahuète aux fourches et aux torches.

Il y a, en revanche, un autre scénario qui me semble bien plus propice à une révolution.

Un scénario où l’on exige des citoyens qu’ils restent « économiquement compétitifs », mais où ils n’y parviennent pas. Où on leur prodigue formation sur formation, mais où ils ne sont toujours pas fichus d’être « complémentaires de l’IA ». A croire qu’ils ne font aucun effort ! Un scénario, donc, où les gens n’arrivent plus à joindre les deux bouts… et où l’élite leur dit que c’est, au fond, de leur faute.

Et si à trop tirer sur la corde, elle se brise… Alors, ceux qui devront se faire du soucis, ce sont les idéologues du travail, qui auront privé ces gens d’un revenu leur permettant de vivre dignement.

A l’heure de l’automatisation massive, qu’est-ce qui a le plus de chances de pousser la société vers l’explosion : un revenu universel, ou bien une « interdiction mondiale » de ce dernier (comme Laurent Alexandre le préconise dans son livre) ? Que chacun se pose la question.

Voir aussi : « Les fourches arrivent… pour nous, ploutocrates »

 

En résumé…

Résumons, afin que mon propos ne soit pas mal interprété.

  • Réformer la formation à l’ère de l’IA est bien entendu un objectif salutaire. Autrement, nous risquerions de perdre notre temps en nous formant !
  • Il faut cependant garder plusieurs choses à l’esprit.
  • Déjà, nul n’est à l’abri de l’automatisation, pas même les chefs cuisiniers ou les bio-éthiciens (dixit). Il serait dangereux de baser nos choix politiques sur la croyance que certains métiers (existants ou à venir) seront irremplaçables.
  • Quand bien même ils le seraient, ces métiers ne nécessitent d’employer qu’un très petit nombre de gens, quel que soit le niveau de compétence moyen.
  • Non, le travail n’est pas essentiel à la vie. L’humain peut s’épanouir pleinement dans l’art, la culture ou les projets. Un nombre incalculable de contre-exemples existent, dans toutes les couches sociales. Il faut sortir de la « religion du travail », une idéologie masochiste et d’un autre âge, qui obscurcit notre jugement.
  • Le revenu universel n’est pas l’ennemi de la formation. Il pourrait, au contraire, être son meilleur ami.
  • Il est également dangereux de penser que la formation résoudra le chômage de masse. Une foi aveugle en la formation nous empêche de considérer le cas (pourtant probable) où cela ne suffira pas à « rester économiquement compétitifs » face à l’IA. Si tant est que cela soit un but.
  • Il est illusoire de penser que la formation professionnelle donnera magiquement plus de pouvoir politique au citoyen lambda. Pas besoin de redouter l’apartheid sociale : elle est déjà là depuis longtemps ! Sans même nécessiter de grandes différences d’intelligence. Pour changer cela, il faudrait une refonte majeure de notre système politique. Et il faudrait alors former les citoyens, non pas à être « économiquement compétitifs », mais à prendre les bonnes décisions.
  • Le meilleur moyen d’éviter une révolution, c’est de garantir à chacun un niveau de vie décent. Le meilleur moyen de provoquer une révolution, c’est d’hypothéquer cela sur la base de certaines croyances : irremplaçabilité de certains métiers, religion du travail, toute-puissance de la formation face à l’IA…
  • Enfin, si nous voulons prendre les bonnes décisions, il est urgent de se débarrasser de certaines de ces croyances. J’en ai présenté un petit éventail dans cet article.

Bonus :

Bonus 2 : Pour ceux qui pensent que certains domaines sont à l’abri de l’automatisation…

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Porte-parole et vice-président de l'Association Française Transhumaniste. Pour accéder à ma page perso (articles, chaîne YouTube, livre...), ou pour me contacter par e-mail, cliquez ici.