LA LIBERTÉ EST-ELLE LA NOURRITURE DES ALGORITHMES ?

Ganascia et Gobin se défoulent contre le transhumanisme ! 

Publié le 6 avril 2024, par dans « transhumanisme »

Défendre une liberté à laquelle ils ne croient pas ou à laquelle ils n’ont jamais vraiment cru ? En accusant les algorithmes d’attenter à l’individualité et à la vie privée, d’anéantir la raison et la concorde, Jean-Gabriel Ganascia et Julien Gobin construisent un bouc-émissaire numérique tissé de peur et d’indignation morale. Le discours-type qui se dessine derrière ces cas d’espèce est-il une manifestation du schizohumanisme, ou d’un énième avatar de la réaction politique ?

Paris est une bête

D’abord Jean-Gabriel Ganascia. Grand pourfendeur du “mythe de la Singularité” au nom de la science, mais aussi adversaire philosophique d’une supposée gnose transhumaniste1. D’un tel parangon de la rationalité et de la méthode, on s’attendait à tout sauf à ce qu’il exhume, en guise d’analyse du monde numérique, deux penseurs du XIXème siècle. Et pas n’importe lesquels: Sigmund Freud et Gustave Le Bon. Osant un parallèle – mais pris très au sérieux – entre le monde des réseaux sociaux et la “psychologie” des foules, Ganascia nous laisse perplexe. On se demande en effet s’il faut plutôt être fasciné par l’obsolescence de ces thèses psychosociologiques ou bien par la tonalité de nostalgie réactionnaire qui s’en dégage2.

A en croire Ganascia, les mouvements de “foule”, comme les réseaux sociaux, ne sont pas les nouvelles solidarités des gilets jaunes, les commencements de l’agir et de la pensée politique ; ce ne sont pas non plus les manifestations d’affects démocratiques ou la soif de contester l’accaparement du pouvoir ; ce sont encore moins les possibilités de coordonner les révolutions de jasmin (2010) ou du papyrus (2011)… c’est la bête en l’homme qui se sent puissante, qui est suggestible, crédule, impulsive, simpliste, intolérante, et qui attend avec fureur son meneur! Une perspective pour le moins discutable des mouvements sociaux et des potentialités du numérique.

Poussons encore un peu la provocation : quoi qu’on pense sur le fond et quant aux conditions de leur emploi, des tactiques aussi diverses que la manifestation syndicale avec service d’ordre, le cortège de tête, ou encore le black block, ont montré une structuration, une résilience et une efficacité assez éloignées de cette figure de “foule” quasi zombifiée. 

La démarche de Ganascia, si elle entendait critiquer certains aspects des réseaux sociaux – ou des dérives numériques de nos sociétés privatisées, hiérarchiques, socialement et économiquement violentes – par ces références très appuyées semble se replier sur un ethos que l’on qualifiera, par charité, de bourgeois3.

Identité-Liberté-Métavers

Ganascia avait pourtant commencé son texte par une réflexion classique et assez intéressante sur la notion d’identité. Il proposait une lecture critique de la multiplication des potentialités identitaires sur les réseaux et dans les métavers. La partie sur le profilage et le crédit social chinois semblait assez convenue, et, comme souvent avec ce genre d’exercice, plus soucieuse des possibles excès des nouveaux pouvoirs que des iniques et bien réelles anciennes partitions. 

Étonnante aussi sa considération sur l’éventuelle trahison des avatars numériques de personnes décédées: l’autonomie des IA rendraient le double infidèle et donc traître… Toujours cette difficulté à penser la liberté des IA : les humains pourraient légitimement évoluer et se “trahir” dans le temps, mais pas un avatar, censé être idéalement un esclave identitaire (ou ne pas exister du tout). A rebours, ne devrait-on pas envisager que l’avatar ne peut être fidèle qu’en endossant la liberté du “modèle”?

D’une manière générale, l’ensemble de l’argumentation saisit d’un même geste deux niveaux d’analyse concernant les effets du numérique sur les identités personnelles et collectives : le niveau psychoaffectif et le niveau policier. Autrement dit, d’un côté les enjeux de la multiplication des potentiels existentiels, de l’autre ceux du banditisme économique ou criminel. A notre sens, il aurait été plus pertinent de les maintenir distinct. Mais ainsi, la conclusion “politique” allant chercher du côté de Gustave Le Bon prend tout son sens : le nouveau monde fait peur.

Chrysalide et papillon

Dans la veine des regretteurs4 d’un hier “sacrément” fantasmé5, Julien Gobin. Défendue sur les plateaux, une thèse complémentaire quant aux algorithmes. Ici ils éluderaient les aspects irrationnels (inspirés d’en-haut ?) et émotionnels de nos décisions, optimisant notre bien-être et les ventes des GAFAM. Au final, ils nous délivreraient de notre liberté et de notre individualité. Rien moins ! La société transhumaniste est là, et là encore, elle fait peur. Sa métaphore du papillon n’y change rien.

Autant de puissance pour de si petites choses. Quelques lignes de code, un smartphone : des objets matériels, mondains, déterministes. Il n’y a rien comme une conscience artificielle, disent-ils. Comment pourraient-ils anéantir la liberté, cette étincelle transcendante et insaisissable ?

Réponse la plus simple : il suffit de ne pas vraiment y croire. Ne pas ressentir véritablement la transcendance brute, le Khaos, partout dense dans l’Être. On affiche alors des signes culturels, éventuellement religieux, d’une liberté dévitalisée parce qu’on ne la vit pas, parce qu’on pense qu’elle est une illusion. Gobin est-il donc pris en flagrant délit de schizohumanisme?

Liberté, égalité, fraternité : une devise à habiter pour la convergence NBIC

Évidemment que le marché de l’attention se nourrit des algorithmes. D’un côté il est, en effet, efficace, “rationnel”, et sans doute (c’est ce qui inquiète tant) plaisant d’avoir une suggestion algorithmique pertinente. Mais le fait d’aimer plutôt les vidéos de football que les vidéos de chats, cela n’est pas rationnel, en tout cas pas dans le même sens.

La vraie question serait plutôt : est-il bon d’être contenté dans ce que l’on est, ou dans ce que l’on croit être ? Est-il souhaitable de repousser nos frontières et de vouloir devenir autre, devenir meilleur ? Ces algorithmes, mais plus généralement le numérique et les nouvelles technologies sont-ils d’abord des facteurs d’enfermement identitaires et consuméristes, ou bien des puissances hubristiques, de débordement de soi, d’accès aux connaissances et aux œuvres, d’exploration des ailleurs?

Il semblerait que, malgré le fait que ces technologies soient le centre du capitalisme contemporain, elles n’en perdent pas pour autant leurs potentialités d’expansion existentielle. Alors, oui, il y a certainement des ascèses technologiques et affectives à penser, à vivre. Mais celles-ci semblent plus accessibles au grand nombre aujourd’hui qu’hier. Hier, quand les destinées sociales et culturelles étaient plus verrouillées encore. Puisqu’il est question de liberté, il convient d’appréhender les possibilités, autant que les résultats parcellaires du moment.

Dès lors, on saisira que la liberté, chez ces critiques du transhumanisme, fonctionne comme un leurre : c’est un colifichet qui sert à masquer les servitudes, actuelles et passées, en vue de les défendre. Pourquoi ? Parce que le changement est incertain ? Parce qu’il s’agit d’une lutte de classe, une classe moyenne d’intellectuels qui craint d’être déclassée par les pontes de la Silicon Valley – ou par un égalitarisme/nivellement économique et social fait de robotisation, de gratuité et de revenu universel ? Ce n’est pas impossible.

Beaucoup mobilisent, comme un passage obligé, Orwell ou Huxley. Mais bien malin qui démontrera que les algorithmes, l’IA en général et le transhumanisme en particulier sont par nature plus liberticides ou mutilants que le règne de Clovis, le travail dans les usines du XIX ème siècle, ou l’école ménagère dans les années 50.

  1. Nous notions déjà : À partir de ce qui semble une erreur d’interprétation et du transhumanisme et de l’esprit de la cybernétique, c’est l’écrivain Naëj (ingénieur et philosophe de formation) qui parle avec le plus de condescendance, malheureusement. Mais il n’est pas exclu que ce soit une forme de nostalgie de l’âme qui le pousse à projeter le dualisme chez les transhumanistes. Dès lors, il semble partir en quête de l’âme, mais en la cherchant dans le corps, en l’identifiant au corps, au corps biologique. L’homme véritable serait dans sa matière biologique mystérieuse, dans ce cerveau en tant qu’il est un organe naturel merveilleux. Cette évaluation du biologique, parce qu’elle semble ici vicariante, parce qu’elle remplace l’absence perceptible d’âme, ne peut qu’appuyer les pires condamnations éthico-métaphysiques des biotechnologies et de l’hybridation. Par cette forme néo-mystique du biologique, le transhumanisme est vu comme fondamentalement déshumanisant et tendanciellement totalitaire. ↩︎
  2. Jean-Gabriel Ganascia, “Le numérique nous délivre-t-il de l’assignation à l’individualité?”, in Jean-François Chassay et Mara Magda Mafteï (dir), Identités numériques et littérature, RSH 352, PUS, 2023, pp.27-39. ↩︎
  3. Voir par exemple cet article : « Infantile », « barbare » et « indomptable » : les préjugés sur la foule datent du XIXe siècle  ↩︎
  4. Par Natasha Polony, il est qualifié d’antimoderne. ↩︎
  5. La recension par le Figaro de son ouvrage L’individu, fin de parcours? Le piège de l’intelligence artificielle (Gallimard, 2024), souligne cette complainte devenue un des lieux les plus communs de la pensée de droite conservatrice : “Derrière l’idéal de l’autoréalisation, il rappelle l’angoisse que peut représenter le fait de devoir choisir et justifier sa propre existence, et à quel point le consumérisme et les antidépresseurs font office de palliatifs face à la disparition progressive du sacré.”
    Chez Bercoff, il se montre un peu plus ambivalent. ↩︎

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Porte-parole de l'AFT-Technoprog. Auteur notamment de "Transhumanisme: la méditation des chiens de paille", accessible sur ce site.